1977
C’est drôle comme on découvre parfois, a posteriori, le sens d’un projet que l’on a pu mener, parfois des mois, voire des années auparavant. A la fin de 1977, j’avais discrètement placé cette évocation de Critique de la séparation, de Guy Debord. Dans une petite salle obscure, l’exposition, qui tentait de nouer des fils d’histoires restées dans l’ombre du Centre à travers leurs traces éparses, documents, livres, archives précaires, et souvent restées comme en attente, au sein de mains privées, mêlées, ou je dirais plutôt confrontées, à une série d’œuvres acquises par le Musée d’art moderne elles-mêmes datées de l’année de l’ouverture de Beaubourg, la voix solennelle de Debord introduisait une forme d’ouverture, ou de conclusion mélancolique, certainement temporaire, à une enquête qui, je m’en suis rendu compte au fil de l’écriture, tournait beaucoup plus que je ne l’imaginais autour du motif de la séparation. J’ai eu le sentiment que cet aspect pouvait constituer, en regard des quelques documents que j’avais envie de reproduire, presque sans commentaire, une manière d’éclairer autrement, et d’une manière qui me semblait manquer au moment de son ouverture à L’Onde, en avril dernier dans le cadre des 40 ans du Centre Pompidou, les enjeux d’un agencement qui s’était organisé, en grande partie, de manière instinctive, à travers une forme d’urgence, de frénésie que j’avais alors du mal à expliquer, même à moi-même.
Je pensais alors à cette conversation que nous avions eu, en 2010, avec Etienne Chambaud et Vincent Normand, alors qu’ils réalisaient Contre-Histoire de la Séparation, un film partiellement produit dans le cadre de Fun Palace, l’exposition que j’avais organisée avec Vincent et Tiphanie Blanc, projet qui constituait alors la première étape, ou l’une des origines de 1977. Vincent et Etienne m’avaient alors montré ce lent travelling, à la deuxième minute du film de Debord, la caméra placée au centre d’un parking à ciel ouvert, presque désert, dans le quartier des Halles, balayant lentement le site, comme une sorte de prédiction, repérage ou pièce à conviction, témoignage de l’existence d’un point sur la carte qui deviendra, cet immense trou au cœur de Paris, dans lequel le Centre sera érigé lors de la décennie suivante. Quelques années plus tard, c’est d’autres voix que j’ai entendues dans la bande-son entêtante de Critique de la séparation : disposée au fil d’images fixes et en mouvement, ponctuée de long silences, elle évoque, comme déguisée dans une forme de double langue, les multiples implications théoriques et intimes de la séparation. C’est alors qu’au-delà de la relation historique et géographique entre ce court plan du film et la recherche, la dérive en un sens dans l’histoire qui animait le projet, que j’ai eu le sentiment qu’un nœud se formait.
La séparation dont parle Debord est multiple, équivoque ; elle oscille sans cesse, dans ces longues phrases opaques, parfois abstraites, parfois en forme de slogans, entre l’économie et l’intime, la critique, celle du spectacle – résonnant en ce sens tellement avec l’histoire du Centre, son architecture, sa mise en scène, son échelle, ses formes – et l’autocritique, voire l’autobiographie, la théorie politique et l’éloge de l’amitié ; cette voix, je l’ai entendue tout d’abord comme un écho fantomatique, un message qui nous aurait été envoyé d’ailleurs, presque d’outre-tombe, pour nous parler de la séparation sur laquelle repose, peut-être plus que jamais aujourd’hui, l’action de plus en plus totale du capitalisme tardif, ou du « cosmocapital » qu’analysent Pierre Dardot et Christian Laval dans leur ouvrage sur le commun, infiltrant les plus infimes anfractuosités de nos existences, qu’elle aligne, silencieusement, si puissamment, sur une chaine de production invisible à laquelle, à des intermittences de plus en plus rapprochées, nous sommes poussés à nous relier jusqu’à la menace de cette connexion totale, à la manière dont le décrit l’ouvrage 24/7 de Jonathan Crary : lorsque la nuit, cette nuit dans laquelle Debord voyait une île, un promontoire, une extériorité à la contamination diurne de la vie par la raison du marché, lorsque les frontières de la nuit sont fracturées, pas à pas, par le réel économique.
Dans le texte qui accompagne 1977, j’ai évoqué à nouveau cette histoire de la perte, l’ensevelissement du commun, son refoulement par le Centre, à travers l’évolution progressive de son architecture, et notamment la fermeture progressive du Forum : espace ouvert, aux fonctions de lieu public, aux usages en partie non-planifiés, et par lequel on entrait alors, qui annonçait la fonction de « place » du sous-sol de Beaubourg, et à travers lequel on pouvait littéralement traverser l’institution pour accéder à la rue du Renard qui se situait derrière, le Forum a été recouvert d’une dalle qui accueille aujourd’hui un guichet d’informations, cachant un espace obscurci, qui dessert les salles de spectacles, rappelant étrangement, inconsciemment, le parking à voiture, mais cette fois-ci désaffecté, souterrain, sur lequel il est bâti. C’est certainement d’un constat comparable que s’est construit le projet de Grille du Nouveau Festival que Pierre Leguillon avait imaginé, mettant l’accent au « bord » de Beaubourg, pour diriger le regard sur l’un de ses espaces les plus symboliques, mais que l’on ne voyait peut-être plus dans sa dimension potentiellement politique de refuge ouvert, moins cartographié, fossile d’un projet qui s’était imaginé comme offrant initialement une transition fluide, transparente, entre la ville et le musée.
Dans le livre d’Albert Meister (un sociologue libertaire suisse, qui vivait alors en face du chantier, et qui produisit ce texte parodique sous le pseudonyme de Gustave Affeulpin), La Soi-disant utopie du Centre Beaubourg, écrit l’année ou Jean Widmer imaginait son projet signalétique pour le Centre, qui est en somme assez cybernétique, des textes défilant sur la façade connectés à l’actualité, un faisceau lumineux signalant le bâtiment dans la ville, un émetteur sur le toit, dit-on faisant du musée une machine à produire de l’information, dans le récit de science-fiction uchronique de Meister, il y avait la description d’un centre culturel imaginaire qui se déploierait à l’envers de Beaubourg, dans des sous-sols infinis, qui accueilleraient, caché à la vue des citadins, des activités collectives, libres, chaotiques. Le livre qui accompagnait l’exposition à Vélizy finissait d’ailleurs sur cette citation de Meister, placée en quatrième de couverture : « Ici-bas, pas d’animateurs, mais aussi quel merdier : des bavures de café sur les disques, des mégots fumants sur une pile de papier photo, le projecteur posé à terre au milieu du passage, le four qui chauffe depuis deux jours—il fait beau et les filles qui s’en occupent sont parties à la campagne, chercher de l’argile dans l’Yonne, paraît-il—, et je ne parle pas des chaises renversées, ni de tous les objets quitraînent ça et là, sur le sol, partout. Vive les danseurs et les yogis qui n’ont besoin que de leurs corps et l’emportent avec eux ! Mais surtout, ne rien toucher, ne pas interférer, l’ordre et l’auto-discipline doivent venir de l’intérieur. Espérons seulement que cela ne prendra pas trop de temps…» C’est étrange, alors que je revois les images de l’exposition, comme 1977 ressemblait un peu à cette image d’un lieu organisé par le désordre vivant du travail en commun.
Il y a ici le deuxième sens que j’ai trouvé à cette idée de la séparation au sens ou Debord l’emploierait dans son film, cette séparation qui fait que nous avions eu envie, dès Fun Palace, d’imaginer une exposition véritablement collective, dans la mesure où nous avions répondu à l’invitation, en 2010, collectivement, à trois, et non pas moi, seul, en tant qu’amis, qui vivions, parlions, travaillions alors ensemble presque sans interruption, mais aussi au sens ou le projet, dès son origine, s’est construit en commun, sous la forme d’un réseau qui mettait au jour, traduisait dans des formes diverses, partageait les traces, « les légendes » transmises par l’histoire par-delà ses représentations institutionnelles, mais bien plus « anarchiquement », pour reprendre un terme que Debord emploie, que l’on pourrait l’imaginer, dans l’amitié, la rumeur, parfois l’invention. En fait, le geste d’avoir barré le titre, trouvé a priori, désignant simplement une année, celle dont est censée parler l’exposition, 1977, n’était pas uniquement une manière de dire que 1977 est cette année, celle de ma naissance, et celle du Centre, dans une tentative de synchronisation étrange de ma vie avec celle de la machine dans laquelle j’avais eu ma première expérience professionnelle il y a près de vingt ans, et qui est aussi le moment de l’implosion de la « contre-culture » dans la culture officielle, dont parle Jean Baudrillard dans son livre sur L’Effet Beaubourg, n’était pas plus uniquement ce « trou » dans l’histoire d’après 1968, où les idéologies se dispersent dans l’ombre de l’histoire, pour être absorbées, appropriées par ce « monolithe » institutionnel, reprenant lui-même la forme d’une architecture utopique, mais en grande partie, uniquement la forme, l’apparence, mais je m’en rends compte aujourd’hui, que l’exposition n’était finalement pas au sujet de 1977 : comme le dit Debord au sujet du cinéma, elle avait dissout son sujet dans autre chose, elle n’était pas une exposition documentaire, ni une « fiction documentaire », elle parlait, au final, d’aujourd’hui.
Une autre concomitance hasardeuse se situait à l’origine de 1977 : l’ouverture du Centre, et la parution, la même année, de La Révolution moléculaire de Félix Guattari. J’avais trouvé, dans ce recueil, plusieurs liens possibles, probables, peut-être imaginaires, entre ce moment d’éparpillement de la foi révolutionnaire de Mai dans des pratiques plus individuelles, individualistes pour reprendre les thèses « individualistes révolutionnaires » d’Alain Jouffroy (le livre sort quelques années auparavant), voire solitaires : le film d’Eric Duvivier, Autoportrait d’un schizophrène, que j’imagine, par le paysage que l’on aperçoit à un moment par la fenêtre dans l’appartement duquel Pierre Clémenti dit ce texte désespéré, avoir été tourné non loin du quartier de l’horloge où Gordon Matta-Clark réalisait son « trou » cosmique dans un bâtiment voué à être détruit pour y installer les bureaux du Centre, et qui apparaît aussi, comme émis de l’autre rive dans la bande son à la fin de l’exposition, évoquait cette même idée des « années d’hiver » à venir, après l’échec des révolutions des années 1960, devenues moléculaires. Et puis cette obsession pour les machines, cette écriture spéculative, presque hallucinée parfois, ces analyses de la contamination technologique des corps, cette tentative de penser la condition cybernétique nous ramenait aux deux visages du Centre, placé ce point de bascule du temps, entre l’utopie pragmatique de Cédric Price et de son Fun Palace, l’un des modèles de Beaubourg – et pourtant absent de ses collections – et son devenir dystopique, mall, spectaculaire, cybernétique, cette fois, au sens où le condamnait Henri Lefèbvre.
En nous retournant sur des œuvres, des expériences que nous avions pu mener à plusieurs, en faisant revenir des objets que nous avions produits, parfois sous d’autres formes, avec Stéphane Barbier-Bouvet, avec Luca Frei, avec Dexter Sinister et bien d’autres, 1977 était une manière d’essayer de cerner « un point de notre histoire irréfléchie » pour citer encore Critique de la séparation, de faire notre ce temps « perdu », au double sens du terme, perdu dans le sens où l’expérience du Mur du fond, de Jean-François Bergez, un espace d’exposition clandestin organisé dans les sous-sols du Centre, rapidement annulé par la direction de Beaubourg, avait été perdu et transmis par bouche-à-oreille d’amis à amis, pour se retrouver présenté à la manière des aide-mémoires des monteurs de l’exposition, ce qu’était par ailleurs Bergez lui-même, en parallèle d’être lui-même un artiste proche de Lefèvre Jean-Claude, de Ben Vautier, de Daniel Buren, et perdu dans le sens où la méthode, ou la non-méthode mise en œuvre était aussi basée sur la perte de temps, sur une manière d’excès, sur une forme d’incertitude ou d’errance relative, d’intensité propre au travail à plusieurs et, encore une fois, entre amis. Debord parle de manière magnifique de ce moment où « la sphère de la perte », du « temps perdu », rencontre « la sphère de la découverte, de l’exploration d’un terrain inconnu », de « toutes les formes de la recherche, de l’aventure, de l’avant-garde ».
Alors que la caméra filme, sous plusieurs angles, une jeune femme, beau visage au regard noir, sombre, intense, énigmatique, presque adolescent, cheveux courts, longs plans fixe sur cette figure androgyne qui revient souvent, aux côtés d’autres – on reconnaît Constant, buvant, ivre, dans un café la nuit, Asger Jorn, sa stature imposante –, Debord nous demande, ou plutôt, se demande à lui-même : « De quelle séparation parlons-nous ? ». Ce visage, c’est celui d’Alice Becker-Ho. dans Tous les chevaux du roi, publié quelques mois auparavant, Michelle Bernstein évoque sa relation « libérée » avec Debord qui, sous les traits d’un personnage prénommé Gilles, entretient alors une relation avec une autre femme : « – Tu es content ? demandai-je à Gilles. Il fit oui de la tête, et me mit un bras autour du cou. Moi aussi, j’étais contente. – Tu l’aimes ? ai-je ajouté. J’eus la même réponse positive. C’était normal. Car enfin, si Gilles n’avait plus aimé les mêmes filles que moi, cela eût introduit entre nous un élément de séparation. » Je ne peux m’empêcher évidemment de penser à cette troisième dimension de la séparation qui irrigue, illumine chaque seconde du film de Debord, comme si ce visage, qui m’avait moi-même obsédé durant mes nombreux visionnages du film, jusqu’à ce que j’ai simplement eu l’idée de chercher à qui il appartenait, pour tout simplement comprendre qu’il s’agissait là du point fixe amoureux de son auteur, placé au centre de cette constellation intime, émotionnelle, en mouvement, qui tourne au milieu et en lien incessant avec ses inquiétudes politiques, ses astres amicaux, ses obsessions théoriques, ses méditations mélancoliques. J’eus soudain le sentiment que 1977 devait aussi, à sa manière, parler de cela. Tiphanie et moi venions de nous quitter. Quelques jours après le vernissage, Vincent m’écrivait un mot, qui me touchait, évoquant la manière dont le moment particulier que je vivais imprégnait, de manière positive précisait-il, la tonalité formelle de l’exposition. Sept ans auparavant, nous avions, tous les trois, inventé, posé ensemble les fondations de ce projet, et 1977 posait, en somme, une forme de clôture, de résolution ouverte, en partie inachevée, à notre histoire commune. « C’est à ce carrefour que nous nous sommes trouvés, et perdus. »