« Un centre vivant d’information » : La connexion Paris ou de quoi Beaubourg fut-il la fin ?
Ce texte est une version modifiée d’un chapitre (« Coda : “un centre visant d’information”: la connexion Paris ») et de la conclusion (De quoi Beaubourg est-il la fin ?) de la thèse de doctorat de Kim West, The Exhibitionary Complex, Exhibition, Apparatus, and Media from Kulturhuset to the Centre Pompidou, 1963–1977 (Le complexe d’exposition. Exposition, appareil et médias, du Kulturhuset au Centre Pompidou, 1963-1977), Södertörn University, 2017 (en anglais).
Pour une génération de critiques d’art, d’historiens d’art, de muséologues, de théoriciens en architecture et de philosophes, une date semble marquer un tournant dans l’histoire du musée d’art moderne et contemporain de la fin du XXe siècle : le 31 janvier 1977, jour de l’inauguration du Centre Pompidou à Paris. De nombreux commentateurs ont décrit cet événement comme capital, représentant la manifestation finale et spectaculaire du conflit entre la vieille place du musée et le domaine fluide d’un nouvel appareil médiatique, entre les idéaux perturbateurs de l’avant-garde et la conservation de la canonisation patrimoniale, ou bien entre les pratiques culturelles populaires radicales des mouvements de mai 1968 et les mécanismes de récupération d’une nouvelle machine de contrôle gouvernemental. Pour Jean Baudrillard comme nous l’avons signalé, la structure high-tech aujourd’hui érigée au centre de Paris était « une carcasse de flux et de signes, de réseaux et de circuits », qui s’était donné « comme contenu une culture traditionnelle de la profondeur[1] ». Selon Reyner Banham, « il est très difficile aujourd’hui de voir [l’édifice de Piano et Rogers] comme autre chose qu’une sorte de dernier monument » au « mouvement de la méga structure », cet avatar final de l’assimilation progressive des nouvelles technologies de l‘architecture[2]. Pour Annette Michelson, Beaubourg représentait l’« exemple suprême de l’imagination de l’ère capitaliste », avec son programme annoncé d’expositions blockbuster à l’américaine[3]. La critique Marie Leroy, écrivant au nom du comité culturel du parti socialiste français PSU, soutenait que la nouvelle institution « assurait le contrôle de la production culturelle, en accord avec les exigences d’un marché en pleine restructuration », et permettait ainsi « la reproduction des relations de production capitalistes dans la sphère spécifique de l’industrie de la culture[4] ». Et pour Andreas Huyssen, Beaubourg était l’incarnation historique de l’ “échec et la frustration” de la tentative européenne d’échapper au “ghetto” de l’art et de briser le bondage (esclavage servage) de l’industrie de la culture[5] ».
Parmi ces commentateurs donc – et on aurait pu en citer d’autres – prévalait la sensation que la page d’une politique culturelle et historique était tournée, que l’éclipse finale d’un horizon était arrivée. Le musée avait été entièrement subsumé dans l’industrie du capitalisme avancé, le rêve progressif de mêler l’appareil d’exposition aux nouvelles technologies d’information se révélait servir les intérêts exclusifs d’un nouveau régime d’exploitation et de pouvoir managérialiste. Comment avons-nous évalué ce théorème final avec le recul, depuis notre configuration actuelle de forces sociales, culturelles et technologiques? Et que pouvons-nous apprendre du modèle fourni par le Centre d’information dans cette constellation ? Afin de répondre à ces questions, revenons d’abord brièvement sur le projet du centre d’information du groupe du Moderna Museet, afin de mesurer les répercussions de ce projet sur l’histoire du début du nouveau Centre culturel dans le quartier de Beaubourg.
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En 1975, la revue culturelle française L’Arc publiait une interview de Pontus Hultén, qui venait de passer deux ans en tant que directeur au Département des arts visuels, logé dans ce qui était désormais connu comme le Centre Pompidou, en construction au centre de Paris.
L’Arc : Dans un article paru dans la revue Museum il y a deux ans, vous proposiez le projet d’un musée idéal sous la forme d’une maquette en trois dimensions avec quatre sphères concentriques représentant quatre différents domaines d’activité. Si vous avez aujourd’hui accepté de diriger le département des « arts visuels » de Beaubourg, est-ce parce que vous y voyez une possibilité de réaliser ici ce modèle idéal ?
P. H. : En effet, mon travail consiste en cela, et mon espoir est de le rendre possible. Mais peut-être est-il trop optimiste d’imaginer que nous serons capables de réaliser ce modèleimmédiatement. La réalisation de la sphère extérieure, avec l’information « brute », qui place l’espace intérieur du musée en contact avec l’espace extérieur de la rue ou de la vie, va sans doute rencontrer d’énormes difficultés. La société dans laquelle nous vivons est devenue trop agressive. Les risques de conflit trop grands. Les musées sont dans un sens des cours des miracles, où il est possible de faire des choses impossibles à faire ailleurs. Mais l’espoir est que ce soit possible un jour, c’est-à-dire quand les musées n’auront plus à se protéger de l’agressivité de la vie extérieure. Je suis convaincu que, pour vivre, ils ne doivent plus être seulement des lieux d’exposition, mais aussi des lieux de création, ouverts au grand public et alignés sur la vie[6].
Hultén s’était vu proposé le poste à Beaubourg à l’automne 1972, juste après semble-t-il que le Ministère de l’éducation suédois lui ait donné une réponse définitive décourageante à la proposition d’une extension des équipements du Moderna Museet sur Sjeppsholmen, en septembre[7]. Il est entré dans ses nouvelles fonctions à l’automne 1973, et ses premiers mois à Paris ont donc coïncidé avec le débat sur la Collection de New York pour Stockholm, ouvert en octobre de cette même année. Bien que les remarques vagues de Hultén dans l’interview accordée à L’Arc sur les « risques de conflits » et l’« agressivité de la vie extérieure » étaient surtout des commentaires sur la situation de la France d’après 1968 (décrite en termes vagues et dépolitisés, comme les critiques le remarquèrent[8]), il est difficile de ne pas les lire également en relation avec ces récentes querelles et discussions en Suède – comme si Hultén n’avait pas seulement apporté à Paris l’espoir de réaliser son rêve mais aussi un certain scepticisme sur son idéal de transformer le musée en autre chose qu’une cour des miracles.
Les diverses affirmations faites par Hultén au sujet de ses ambitions concernant le département des arts visuels de Beaubourg dans les années précédant l’inauguration du centre en janvier 1977 confirment en général cette impression. Dans un texte de présentation du nouveau département, gigantesque – qui résulterait de la fusion du Musée National d’Art Moderne, le plus important de toute la France, et du Centre National d’Art Contemporain, une institution relativement jeune dédiée à la production artistique et aux expositions temporaires – Hultén s’expliquait : une fois intégré dans le Centre Beaubourg, le département comprendrait trois sections […] correspondant à trois fonctions différentes » : la « permanente », la « temporaire » et « les outils », c’est-à-dire les collections, y compris les ressources pour la « conservation, présentation des œuvres, acquisitions » ; les « manifestations », ce qui comprend « les expositions et le programme de présentation » ; enfin la « documentation », qui procure les instruments « nécessaires à la recherche et au travail scientifique[9] ». Donc, ce qui nous était familier avec le premier cercle du diagramme du Centre d’information, c’est-à-dire l’ « enveloppe » extérieure, ou membrane, qui devait « connecter à l’univers de la vie quotidienne » et établir un « système d’émission […] avec toutes les institutions du même genre et avec les organes de circulation et de communication », a été ici effacée, comme l’avait suggéré Hultén dans l’interview accordée à L’Arc[10].
A cette contraction du Modèle de fonction circulaire on ajoutait un accent sur un autre point – dicté par la structure multi-institutionnelle du Centre Beaubourg, qui n’incluait pas seulement le nouveau Département des arts visuels mais aussi la Bibliothèque publique d’information (une grande bibliothèque publique), le Centre de création industrielle (un centre pour le design industriel, l’architecture et l’urbanisme, et l’IRCAM (laboratoire de musique expérimentale) ; on insistait sur les vertus d’un échange flexible entre des formes culturelles traditionnellement séparées, de même qu’un accent correspondant était mis sur la popularité et la proximité du public. « Beaubourg, écrivait Hultén dans un article paru dans Le Monde en 1974, est un effort unique et original pour unir les différents éléments de la culture moderne, et pour les rendre accessibles au public dans un lieu unique[11]. » Dans une interview accordée à Art Press la même année il déclarait que ce qui rendait Beaubourg « exceptionnel au niveau international » en tant qu’« expérimentation muséologique », c’était l’ « absence de compartimentation », ce qui rendait possible de « rendre tous les supports de la sensibilité moderne immédiatement et simultanément accessibles », ainsi que finalement « renverser la longue tradition de séparation entre les connaisseurs et les profanes[12] ».
Dans un sens donc, les déclarations de Hultén sur l’orientation du Département des arts visuels à Beaubourg marquaient une régression par rapport à sa première idée, dans les années 1960, d’un « musée en mouvement », avec les accents mis sur une interaction dynamique entre collection et expositions, une interdisciplinarité, la sensibilisation du public et l’engagement. Elles se rapprochent spécifiquement de ses écrits liés à Willem Sandberg et au Stedelijk d’Amsterdam, et de ses exposés pour le projet Kulturhuset, que de la notion du musée comme un « catalyseur des forces actives de la société », ou d’une « station de diffusion » socialement transformative. Plusieurs rapports des associés de Hultén à Paris confortent ce point de vue, comparant souvent sa vision muséologique à celle de Sandberg, et soulignant son engagement à collaborer dans les formes artistiques et à l’interaction du visiteur, tout en éludant en général la dimension critique du programme au Moderna Museet dans les années précédant sa venue à Paris. Dans son livre sur l’évolution du projet de Beaubourg à partir de 1976, Claude Mollard, administrateur en chef du centre dans sa première phase, offre un bref rapport sur l’aventure du Kulturhuset à Stockholm, prouvant que c’était en fait une référence active pour le groupe qui entourait Hultén à Beaubourg – mais il ne l’ invoque que comme un précurseur à l’installation multi institutionnelle du centre à Paris, à sa localisation urbaine et jusqu’à un certain point à son architecture (un « édifice-écran » ouvert sur une grande piazza piétonnière[13]). De manière remarquable, c’est comme si Hultén, à qui on avait donné l’opportunité de poursuivre les plans de son Centre d’ information dans la structure ostensiblement high-tech du Centre Pompidou, choisissait de limiter la portée de ces plans, en excluant précisément leurs aspects les plus enthousiasmants d’un point de vue technologique : la conception de l’appareil d’exposition en tant que système médiatique, cybernétique et progressif, qui canaliserait les flux d’information et les forces sociales dans son intérieur, et les acheminerait vers un réseau extérieur d’aménagements urbains et d’appareils médiatiques[14].
On devrait noter ici que, lorsque Hultén est entré dans ses fonctions en 1973, il y avait deux ans que Renzo Piano et Richard Rogers avaient remporté le concours d’architecture, la construction avait déjà commencé et les principes généraux de la structure et du programme institutionnels du centre avaient déjà été mis en place. En tant que directeur du Département des arts visuels, Holtén ne pouvait donc pas influencer la conception fondamentale du centre – et ainsi il est incorrect de revendiquer, comme l’ont fait certains commentateurs suédois, que Beaubourg fut modelé sur Kulturhuset, ou encore sur le Moderna Museet de Stockholm[15]. En revanche, il ne fait aucun doute que Hultén a eu un rôle majeur dans le développement du programme et la mise en place des standards d’exposition du Département des arts visuels. Ce sujet, toutefois, n’entre pas dans les limites de notre propos ici[16].
Mais la référence à l’article de Museum dans l’interview de L’Arc avec Hultén suggère également une autre connexion, plus antérieure et d’une certaine façon plus profonde, entre l’aventure Beaubourg et le projet du Centre d’information. Si nous nous rappelons bien, l’article de Museum – « L’échange de points de vue d’un groupe d’experts » – reposait sur des séminaires organisés par l’UNESCO, auxquels participaient, non seulement Hultén mais aussi Jean Leymarie et François Mathey, tous les deux impliqués dans le développement du Centre Beaubourg. Les séminaires s’étaient tenus à Paris en octobre 1969 et avril 1970, en même temps qu’une équipe d’experts muséologues, dont Leymarie et Mathey, sous la direction de l’administrateur culturel Sébastien Loste, assemblait le document qui fut appelé le Livre rouge de Beaubourg, c’est-à-dire les directives générales pour la nouvelle institution, dont découlerait le concours d’architecture[17]. Ce qui amène la question suivante : quelle était la nature de la correspondance entre le modèle du groupe du Moderna Museet pour le Centre d’information, tel qu’il fut présenté par Hultén aux séminaires de l’UNESCO, et la conception centrale (de base) de Beaubourg comme un centre « d’information en constant renouvellement », selon l’énoncé du dossier d’appel à candidature du concours[18] ?
Posant pour l’essentiel la même question mais de la direction opposée, l’historien d’architecture Ewan Branda se demande, dans l’étude critique la plus complète sur le développement de l’ « architecture de l’information » de Beaubourg : « Quelle est l’origine de cette vision d’un centre culturel comme centre d’information[19] ? »Branda situe le dossier du concours, ainsi que la réponse des vainqueurs Piano et Rogers – selon lesquels le nouveau complexe culturel de Paris fonctionnerait comme un « centre vivant d’information[20] » – au sein d’une tradition mineure de projets d’information architecturale et institutionnelle, comprenant le Mundaneum de Paul Otlet, le Musée imaginaire de Malraux, et le Fun Palace de Joan Littlewood et Cedric Price. Parmi les sources de la genèse du dossier du concours cependant, Branda attribue un rôle décisif aux séminaires de l’UNESCO, où le « diagramme conceptuel de la coupe transversale d’une machine d’information architecturale composée de quatre anneaux concentriques », dit-il, a donné une « forme bien plus concrète » à la notion de « musée comme système d’information ». « Le plus important, poursuit-il, est que le modèle discuté à l’atelier de l’UNESCO suggérait que l’information allait au-delà de la métaphore ou d’une compréhension générale des tendances culturelles : la nouvelle institution serait dans la nécessité de réellement fonctionner comme un système d’information[21]. »
Une vue d’ensemble du dossier du concours pour Beaubourg confirme l’affirmation de Branda. « Le centre tout entier a été inspiré par une perspective originale, peut-on lire, celle de renouveler constamment l’information : les nouveautés de la création artistique dans ses nombreuses formes, les nouveautés du design industriel et spécialement la mise à jour constante de ces institutions, la Bibliothèque et le Musée, qui peuvent être considérées comme la mémoire des idées et de la forme[22]. » Cette intégration de « mémoire » aux ressources pour la réception et le traitement de l’information caractérisait l’organisation fonctionnelle du centre tout entier. Il y aurait, disait le dossier, une « salle d’actualités » située au centre, offrant aux visiteurs l’accès aux « journaux, périodiques et aux dernières parutions de livres », ainsi que des « services d’information simples […] où le personnel pourrait aussi répondre aux questions par téléphone ». « Les principales actualités », poursuit le texte, « feront l’objet de petites expositions régulièrement renouvelées. La “salle de presse” accueillera également de fréquentes expositions de gravures et de photographies contemporaines[23]. » Dans les équipements de la bibliothèque principale, « on trouvera également les dispositifs modernes nécessaires à la réception et la diffusion de l’information[24] ».
Ces ressources informationnelles, poursuivait le dossier, seraient au service de l’ouverture du centre sur son environnement social et culturel, dans un échange permanent. D’un point de vue architectural, le bâtiment chercherait « une perméabilité aussi complète que possible entre le Centre et son environnement[25] ». « Le Centre ne devrait donc pas rester isolé ; son activité devra nécessairement déborder des limites du bâtiments, laisser son empreinte sur le quartier et s’étendre dans la France entière et les autres pays, par le biais d’expositions itinérantes, d’émissions télévisées, de publications, etc.[26] » Le dossier précisait que toutefois, ces fonctions d’expansion vers l’extérieur devaient être totalement intégrées à l’organisation interne du Centre. Les différentes « activités n’auront de sens que si elles véhiculent une expérience partagée […]. Aucune ne peut être autonome. Toutes sont nécessaires. L’unité doit être créée par le public[27]. »
En conséquence, les espaces d’exposition pour la collection du musée « ne devraient pas être conçus en fonction de quelconque idée spécifique de présentation », mais « au contraire, être suffisamment souples pour permettre tous les modes de présentation, avec le minimum d’ajustements. » « L’art contemporain, ajoutait le dossier, sera exposé en conjonction avec les dites collections historiques ; le choix des œuvres sera continuellement renouvelé en fonction de leur actualité[28] ». « L’espace des expositions temporaires », à son tour, « devrait permettre au public […] de communiquer avec le musée et les espaces polyvalents » ; il devrait y avoir une « galerie expérimentale […] accessible aussi directement que possible aux visiteurs venant de la rue[29] ». Partout, dans les espaces de la collection, les espaces d’expositions temporaires et les équipements de la bibliothèque, des aménagements pour l’information, la documentation et la communication devraient être mis à disposition, à l’usage des artistes, des chercheurs et des visiteurs, afin « de permettre à un public bien plus grand de réaliser que, bien que la créativité affecte une apparence de liberté, l’expression artistique n’est pas fondamentalement autonome, que sa hiérarchie est purement fictive, et qu’il existe un lien fondamental entre les formes d’art du présent et les relations productives dans la société[30] ».
Si les termes du dossier sont trop génériques pour permettre de déterminer leurs sources exactes, la correspondance générale entre le premier Beaubourg et le modèle du Centre d’information est évidente. Le système d’information intégré dans le dossier incorpore des éléments du modèle présenté aux séminaires de l’UNESCO qui datent du « musée en mouvement » de Hultén inspiré de Sandberg : interaction entre collection et exposition, croisement des formes artistiques, interactivité du public. Cependant, il proscrit également des idéaux compatibles avec des éléments de la vision du Centre d’information, éléments envers lesquels Hultén avait pris de la distance à l’époque de sa prise de fonction à Beaubourg, notamment envers la « strate externe » d’une perméabilité intérieur-extérieur, l’engagement avec l’environnement urbain et la « diffusion » étendue des expositions et des activités.
La relation entre l’aventure de Beaubourg et le modèle du Centre d’information était donc paradoxale. En 1973, Hultén avait rompu ses liens avec le contingent gauchiste, antagoniste et dérangeant avec lequel il avait connu un échange productif pendant la dernière phase du projet Kulturhuset et les premières années de la « période de laboratoire » du Moderna Museet. Arrivé à Paris, il avait un peu perdu ses illusions sur la perspective de réaliser le projet du Centre d’information dans toute sa portée, ainsi que les idéaux sociaux auxquels il était inextricablement lié. Alors il a réduit ses ambitions, cherchant à établir un « musée en mouvement » à Beaubourg. Sa décision emblématique fut d’inviter Jean Tinguely, avec Niki de Saint Phalle et Bernhard Luginbühl à produire une œuvre qui serait une sorte de suite à She, qui avait été couronnée de succès en 1966 – probablement le point fort des réalisations du Moderna Museet pendant sa période dynamique au début et au milieu des années 1960 – pour une première programmation à Beaubourg, ce qui a donné le complexe Crocodrome (1977) installé dans le grand forum d’entrée du nouveau Centre[31]. Mais l’appareil dans lequel Hultén s’installa pour déployer son « musée en mouvement », pour dégager un espace pour sa cour des miracles – la structure high-tech et l’expérience institutionnelle de Beaubourg, un « centre vivant d’information » – avait été conçu conformément aux principes du projet du Centre d’information, comme il avait été conçu à l’origine, pendant les années de « laboratoire ». D’une certaine façon, on pourrait lire la première phase du projet de Beaubourg comme un amalgame non résolu de ces modèles institutionnels intimement liés et pourtant divergents. Là, la remarque cynique mais perspicace de Jean Baudrillard, que Beaubourg était une « carcasse de flux et de signes, de réseaux et de circuits », qui « s’est donné comme contenu une culture traditionnelle de la profondeur », acquiert une résonnance différente[32].
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De quoi Beaubourg fut-il la fin ? « Sous un scénario muséal qui ne sert qu’à sauver la fiction humaniste de la culture, c’est un véritable travail de mort de la culture qui s’y fait », déclarait Baudrillard, avec son hyperbolisme caractéristique. Le cadre de l’édifice high-tech de Piano et Rogers, ce « corps entièrement composé de flux et de connexions de surface », était « l’ultime velléité de traduire une structure qui n’a pas de nom, celle de rapports sociaux livrés à la ventilation superficielle[33] (animation, autogestion, information, média) » .
En d’autres termes, Beaubourg incarnait, même sous une forme radicalisée et « monumentalisée », ce que Baudrillard avait appelé en 1972 l’ « ordre sémio-esthétique » d’une nouvelle « société cybernétique », totalement alignée sur la généralisation de « la valeur d’échange du signe », et fondée sur l’expulsion des « modèles réfractaires de transcendance, de conflit et de dépassement[34] ». Ce fut la manifestation d’un ordre dans lequel il aurait pu n’y avoir ni profondeur, ni culture, ni critique. Ce fut « le passage à un environnement social de synthèse, où une communication abstraite totale et une manipulation immanente ne laisse plus aucun point extérieur au système[35] ».
Et pourtant, à l’intérieur de la coque de « réseaux et circuits » de Beaubourg, comme dans son « contenu », il y avait cet anachronisme parfait, cet archétype, ce vieil endroit dévolu à la culture de la profondeur : un musée. Une collection d’œuvres d’art du XXe siècle, d’artefacts modernistes, de traces de culture et de transgression, certaines d’entre elles assemblées en exposition à travers lesquels les visiteurs étaient invités à déambuler, à dériver, à s’attarder, à traverser des passages, et même à interagir –plutôt que d’être transportés en étant « aspirés, propulsés que sais-je, mais une mobilité qui soit à l’image de cette théâtralité baroque des fluides qui fait l’originalité de la carcasse[36] ».
Alors, qu’aurait-on dû mettre à l’intérieur de Beaubourg ? Pas rien. Le vide aurait toujours pu servir de négation spectaculaire, et devenir un « chef d’œuvre d’anti-culture ». Peut-être un tournoiement de lumières stroboscopiques, « striant l’espace dont la foule eût fourni l’élément mouvant de base ? » – ou encore un labyrinthe borgésien de signes démultipliés et déracinés, une « expérimentation de tous les processus différents de la représentation : diffraction, implosion […], enchaînements et déchaînements aléatoires ». Une « culture de la simulation et de la fascination », c’est-à-dire qui n’est plus « une culture de la production et du sens[37] ».
Mais d’une autre façon pourtant, disait Baudrillard, « il n’est pas vrai qu’il y ait dans Beaubourg incohérence entre le contenant et le contenu[38] ». Parce que le vieux médium – comme toujours – était devenu le contenu d’un nouveau médium. Ou parce que, pour dire les choses autrement, les « fissures et tensions » entre le nouvel environnement d’information (le contenant) et « le concept du musée avaient atteint un point de résolution de compatibilité[39] ». « Beaubourg, écrivait Baudrillard, n’est qu’un immense travail de transmutation de cette fameuse culture traditionnelle du sens dans l’ordre aléatoire des signes, dans un ordre de simulacre tout à fait homogène à celui des flux et des tuyaux de la façade[40]. »
Et alors les « masses » – ces fameux 20 000 visiteurs par jour qui s’excitèrent et submergèrent la direction du nouveau centre – ne venaient pas en réalité parce qu’elles « salivaient vers cette culture », proclamait Baudrillard[41]. Elles venaient pour être initiées, « dressées à ce nouvel ordre sémiurgique », « sous le prétexte inverse de les acculturer au sens et à la profondeur[42] ». La culture dans le centre était totalement intégrée à l’ « ordre sémio-esthétique » émergeant, et l’ « acculturation » à la « culture humaniste » en conséquence servait le but
opposé : elle « représentait le « travail de mort de la culture », comme l’a dit Baudrillard radicalement.
Le contenu du centre n’était donc « que le support fantôme de l’opération du médium lui-même, dont la fonction est toujours d’induire de la masse » C’était des objets fantômes de pur feedback : les gens « viennent ici sélectionner les objets-réponses à toutes les questions qu’ils peuvent se poser, ou plutôt ils viennent eux-mêmes en réponse à a question fonctionnelle et dirigée que constituent les objets », dans des « circuits intégrés[43] ». Les véritables contenus du Centre Pompidou, dans ce sens, étaient les masses elles-mêmes. « De là ce miroir concave : c’est en voyant la masse à l’intérieur que les masses seront tentées d’affluer[44]. »
Toutefois, avançait Baudrillard, les visiteurs ne venaient pas là uniquement « en obéissant à l’impératif de dissuasion ». Certainement, les gens étaient attirés vers Beaubourg pour consommer, pour choisir des objets fabriqués pour correspondre à leurs désirs, lesquels étaient fabriqués comme « réponse » aux « questions posées par les objets » ; et ils venaient ici parce qu’ils venaient ici, dans une boucle toujours plus resserrée, c’est-à-dire pour profiter du spectacle de leur propre congrégation de masse. Et ce système fonctionnait. Le flot de visiteurs pénétrant dans le nouveau centre, dit Baudrillard, approchait la « masse critique », menaçant l’intégrité de la structure : « Au-delà de 30 000, elle risque de faire « plier » la structure[45] ».
Mais « en même temps », affirmait Baudrillard – et c’est là que la contradiction non résolue indique la dialectique cachée de son argument – les visiteurs « visent expressément, et sans le savoir, cet anéantissement ». « Le succès de Beaubourg n’est plus un mystère : les gens y vont pour ça, écrivait-il. Ils se ruent sur cet édifice […] dans le seul but de le faire plier[46] ». Parce que cela était leur unique réponse possible, le seul mode d’anéantissement dont ils disposaient, en résistance « au défi d’acculturation massive à une culture stérilisée[47] ».
Nous reconnaissons que l’idée « Faites plier Beaubourg ! », le nouveau mot d’ordre révolutionnaire de Baudrillard[48], correspond à sa position dans « Requiem pour les médias », qu’une véritable réciprocité « ne peut émerger que de la destruction du médium en tant que tel »[49]. Exactement comme aucun « renversement critique » ne pourrait défier le « modèle de transmission » selon lequel le médium était organisé en général, « l’incendie, l’explosion, la destruction ne sont plus l’alternative imaginaire à ce genre d’édifice » qu’était Beaubourg et au nouveau régime d’information qu’il monumentalisait. « A un univers de réseaux, de combinatoire et de flux, répondent la réversion et l’implosion[50] ».
Nous sommes donc revenus au choix proposé par Baudrillard : ou bien « le médium en tant que tel » est détruit, ou la valeur d’échange généralisée du signe règne en suprême ; ou bien les « institutions implosent d’elles-mêmes, à force de ramifications, de feedback, de circuits de contrôle surdéveloppés », ou le « modèle de sécurité absolue » de Beaubourg, son système de « sémiurgie » et de « dissuasion », « va se généraliser à tout le champ social[51] ». Dans L’Effet Beaubourg, Baudrillard maintient toujours le mythe d’un mode d’échange originaire, plus plein et plus général – modelé de manière idiosyncratique sur les économies du don pré modernes théorisées par Marcel Mauss et Georges Bataille – ce qui, probablement, était présent comme résidu ou trace dans la culture dont« le travail de mort » était représenté par le centre : « la culture est un lieu du secret, de la séduction, de l’initiation, d’un échange symbolique restreint et hautement ritualisé[52] ».
Ce fut depuis le poste d’observation de son accès privilégié à cet échange plus général, et en faveur de la réalisation rédemptrice de ce dernier, que Baudrillard a pu se pencher sur le système émergeant de signes et de flux et convoquer son implosion à travers un excédent et un feedback en spirale. Et du fait de cet accès il pouvait percevoir ce que les visiteurs de Beaubourg voulaient, « expressément et sans le savoir », plutôt que la fausseté de la « culture » du centre. L’étape suivante de Baudrillard – déjà suggérée dans l’essai sur Beaubourg, avec son fantasme d’un jeu stroboscopique de signifiants vides – serait de renoncer au concept énigmatique du « symbolique » dans sa totalité et, comme tant d’autres après lui, de prononcer la fin de l’histoire, en faveur de la prolifération accélérée des simulations.
Le projet du Centre d’information du groupe du Moderna Museet – qui figurait toujours, même vaguement, à l’arrière de l’entreprise Beaubourg – n’était pas réductible aux termes de l’opposition manichéenne de Baudrillard. Le système de fonctions sociales et muséologiques que Hultén Stolpe et ses associés avaient esquissé n’était pas conçu pour s’insérer en douceur comme « contenu » d’un nouvel environnement informationnel, soutenant la « fiction humaniste de la culture» du musée, même en étant rendu compatible avec les circuits et les protocoles des nouveaux appareils médiatiques (le fantasme de la muséologie numérique), ou « transmué » dans « un ordre aléatoire des signes et du simulacre », selon les mots de Baudrillard. Pas plus évidemment que le groupe du Moderna Museet ait envisagé l’implosion de l’appareil d’exposition, ou l’anéantissement total du « médium tel qu’il est », en faveur d’une rédemption « symbolique » ou de la fin de l’histoire.
Le projet du Centre d’information était réfractaire à ces théorèmes définitifs. Ce qu’il proposait était un ensemble de modèles pratiques et abstraits pour insérer de manière critique l’appareil d’exposition dans le complexe mutant des nouveaux médias, visant à préserver l’intégrité de cet appareil sous de nouvelles conditions économiques, technologiques et sociales, tout en installant ses ressources spécifiques pour travailler à l’extension du domaine du social et de l’auto détermination culturelle. La prémisse du projet était l’incompatibilité bien ancrée de l’appareil d’exposition : ce que Baudrillard annonçait, et désavouait rapidement, comme la contradiction entre le domaine de « flux et de signes, de réseaux et de circuits » et les « contenus culturels anachroniques » du musée, devait être respectée et même peut-être exacerbée en conflit[53]. Parce que le problème posé par le projet du Centre d’information n’était pas seulement la manière de défendre la relative autonomie de l’appareil d’exposition dans un environnement d’information envahissante, mais aussi, à l’inverse, la manière dont cet appareil pouvait servir de catalyseur à l’extension de l’autonomie dans tout l’environnement des nouveaux réseaux de médias, puisqu’ils exerçaient un impact de plus en plus fort sur la définition de la vie sociale.
Ces problèmes – qui, du moins, auront été les hypothèses qui ont guidé cette étude – revêtent le même caractère d’urgence qu’il y a quatre décennies. On peut affirmer qu’aujourd’hui nous approchons d’une intégration sociale totale des médias en réseaux numériques, où les processus de stockage de données sont opérants dans tous les interstices de l’existence sensible et dans toute l’étendue du champ social, où les rythmes de la vie quotidienne sont de plus en plus synchronisés avec les temporalités des plateformes logicielles omniprésentes, elles-mêmes alignées sur les courants et les impératifs du capitalisme mondial néolibéral, et où ces tendances sont renforcées par des monopoles médiatiques jamais encore égalés dans l’histoire en puissance et en portée[54]. Un agencement de l’esthétique de l’espace social est de prendre forme, où les « courbes d’énonciation » et la « visibilité » convergent dans ce que Jacques Rancière appelle un processus de « police » du « partage du sensible », entièrement déployé à l’échelle mondiale[55]. Tout se passe comme si aujourd’hui les entreprises dominantes de médias numériques aspiraient spécifiquement à corroborer les prévisions démoralisantes de Baudrillard, d’une « société qui est devenue son propre pur environnement », ou un « ordre sémio-esthétique » qui « ne laisse plus aucun point extérieur au système[56] ».
Mais c’est précisément parce qu’aujourd’hui la réalité ressemble parfois à une réalisation des prophéties les plus dystopiques de Baudrillard que nous devons rejeter le scénario du choix qu’il en a lui-même dérivé. Nous ne devons pas accepter de nous installer dans une dépendance complaisante à la bienveillance inhérente à l’interconnectivité numérique – une position qui peut être ici représentée par ceux qui s’auto déclarent des « muséologues post critique », qui soutiennent que, dans l’intégration du « média social », le musée peut « suivre » ses « réseaux non technique invisibles » et ainsi entrer dans le sien propre en tant que « musée distribué[57] ». Mais nous ne devons pas non plus tenir compte de la propre réponse, millénariste, de Baudrillard, de son mot d’ordre « Faites plier Beaubourg ! » ou de son appel à détruire « le médium en tant que tel » – même si le simple fait que la nouvelle vague d’ « abolitionnisme numérique » a réussi aujourd’hui à attirer l’attention du grand public, alors qu’il aurait dû être rejeté comme ludisme réactionnaire il y a seulement quelques années, ce qui indique que ces circonstances sont devenues intenables[58].
Ce que les deux options de Baudrillard – complaisance ou implosion – ont en commun est qu’elles naturalisent la configuration prédominante du complexe médiatique, et des relations sociales qu’il génère et dont il se nourrit, sous le prétexte de notre transition supposée dans un état post historique, qui place leurs conditions sociales, politiques et économiques au-delà d’une atteinte critique. Selon Rancière, ce que ces deux options excluent est la dimension même de la politique, en tant que pratique qui s’empare des torts des configurations sociales « consensuelles », pour concrétiser une égalité comme désidentification et subjectivation[59]. Au lieu de cela, le projet du Centre d’information nous laisse avec la question de trouver comment, aujourd’hui, l’appareil d’exposition pourrait contribuer à la transformation critique du complexe des médias, de manière à servir l’extension du domaine du public – c’est-à-dire, des différends potentiels et des autodéterminations libres et collectives – plutôt qu’à son éradication. Et la condition première de ce genre de projet est que l’appareil d’exposition doit préserver son incompatibilité, son statut de site de contradictions systématiques. Il ne pourrait alors que façonner de nouveaux différents concernant l’organisation en cours de l’infrastructure médiatique, et de futures luttes propices à de nouvelles libertés et expériences.
Traduit de l’anglais pas Michèle Veubret
- [1] Jean Baudrillard, L’Effet Beaubourg, implosion et dissuasion, Paris, Galilée, 1977, p. 20. ↩
- [2] Reyner Banham, « Enigma of the Rue du Renard », Architectural Review, mai 1977, p. 277. ↩
- [3] Annette Michelson, « Beaubourg: The Museum of the Era of Late Capitalism », Artforum, avril 1975. ↩
- [4] Marie Leroy, Le Phénomène Beaubourg, Paris, Syros, 1977, p. 35. ↩
- [5] Andreas Huyssen, « The Search for Tradition : Avantgarde and Postmodernism in the 1970s », in After the Great Divide : modernism, Mass Culture, Postmodernism, Bloomington Indiana University Press, 1986, p. 166. ↩
- [6] « Entretien avec Pontus Hultén », L’Arc, n° 63, 1975, p. 12. ↩
- [7] Voir Pierre Restany, « Per il nuevo Centre Pompidou : intervista de Pontus Hultén, Domus, n° 568, Mai 1976. ↩
- [8] Voir Marie Leroy, Le Phénomène Beaubourg, Paris, Syros, 1977, p. 28. « Une telle admirable (fausse) naïveté de l’ange de Stockholm ! Cette violence gratuite ne le concerne pas. Ses origines lui échappent. Il ne désire pas discuter ni de ses causes ni de ses conséquences. Si la culture (bourgeoise) est silencieuse, si le bruit est dans les rues, donc, ce n’est la faute de personne. Pour lui, cette autre violence – institutionnelle – perpétrée par la classe dominante, cette loi du profit qui liquide le cœur d’une ville, qui expulse ses habitants et qui déchire irrémédiablement le tissu affectif d’une communauté, ne compte pour rien. » ↩
- [9] Pontus Hultén, « Toutes les muses », L’Arc, n° 63, 1975, p. 5. Ce texte a été publié à l’origine dans une brochure éditée par le Département des arts plastiques, Centre Georges Pompidou, 1975. ↩
- [10] Voir Yann Pavie, « Vers le musée du futur : Entretien avec Pontus Hultén », Opus International, n° 24-25, mai 1971, p. 61. ↩
- [11] Pontus Hultén, « Un lieu de rencontre pour le passé et la recherche », Le Monde, 16 mai 1974. ↩
- [12] Otto Hahn, « Beaubourg, entretien avec Pontus Hultén », Art Press, n° 8, décembre/janvier 1974. ↩
- [13] Claude Mollard, L’Enjeu du centre Georges Pompidou, Paris, Union générale d’éditions, 10-18, 1976, pp. 202ff. ↩
- [14] Comme le montre Ewan Branda, Hultén était opposé à l’idée d’appréhender Beaubourg comme un « centre de diffusion », qui ferait circuler des expositions dans tout le pays, parce que cela « renforcerait l’hégémonie parisienne sur le reste du territoire » L’idée était plutôt que Beaubourg « encourage des initiatives spontanées » de la part des institutions culturelles régionales, même si la manière dont cela aurait pu fonctionner pratiquement n’est pas claire. Ewan Branda, The Architecture of Information at Plateau Beaubourg, Diss., University of California, Los Angeles, 2012, p. 47. ↩
- [15] Une idée fausse récurrente est aussi que Hultén ait été le premier directeur du Centre Pompidou, et qu’il fut recruté spécifiquement parce qu’il était le cerveau derrière les institutions suédoises ayant servi de modèle à Beaubourg (c’est-à-dire le Moderna Museet et Kulturhuset). Voir par ex ; Andrew McClellan, The Art Museum from Boullée to Bilbao, Berkeley, University of California Press, 2008, p. 86 et Claes Britton, « The Second Coming of Moderna Museet, » Stockholm New, n° 5, 1997. Robert Bordaz, suivi de Jean Millier (jusqu’en 1980) et de Jean-Claude Groshens (jusqu’en 1983) furent les directeurs (présidents) du Centre Pompidou lorsque Hultén était directeur du Département des arts visuels, un poste qui lui fut offert, comme Bernadette Dufrêne l’a bien précisé : « après que tous les conservateurs français eurent décliné la proposition, » en raison des conflits qui entouraient l’intégration du Musée d’art moderne et sa collection dans la nouvelle structure. (Bernadette Dufrêne, La Création de Beaubourg, Grenoble, Presses universitaires, 2000, p. 87). La seule partie du Centre Pompidou qui peut, dans sa première phase, avoir été véritablement inspirée par Kulturhuset est la « salle d’actualités », dont le directeur Jean-Pierre Sequin avait visité le centre culturel suédois en janvier 1971 ; il avait été impressionné par l’atmosphère accueillante, l’éventail des ressources et les plages horaires du « reading lounge » du Kulturhuset., « Läsesalongen », qui avait ouvert le même mois (et qui, rappelons-le, était le seul élément de la proposition de l’Expert Group qui fut approximativement réalisé) ; voir Jean-Pierre Seguin, Comment est née la BPI : invention de la médiathèque, Paris, Bibliothèque publique d’information, 1987, p. 65. ↩
- [16] Sur les premières expositions de Hultén au Centre Pompidou, voir par ex. Dufrêne, La Création de Beaubourg, ch. 7, « Beaubourg expose, Beaubourg s’expose », et Jean-Marc Poinsot, « Incertitudes et évidences : de la crise comme moteur de l’histoire », in B. Dufrêne (éd), Centre Pompidou, trente ans d’histoire, Paris, éditions du Centre Pompidou, 2007. Voir aussi Rebecca DeRoo, The Museum Establishment and Contemporary Art, New York, Cambridge University Press, 2006, et Pedro Lorente, The Museums of Contemporary Art : Notion and Development, Farnham, Ashgate, 2011. ↩
- [17] C’est Loste qui a formé l’équipe et ils ont composé le Livre rouge entre décembre 1969 et juin 1970. Le dossier architectural fut officiellement adopté en juillet et le concours fut annoncé en novembre. Voir Branda, The Architecture of information at Plateau Beaubourg, op. cit., p.43 et 63f. ↩
- [18] Concours international d’idées à un degré (programme du concours), Paris, Ministre d’état chargé des affaires culturelles, 1970, p. 4. ↩
- [19] Branda, The Architecture, op. cit., p. 35. ↩
- [20] Renzo Piano et Richard Rogers, Du plateau Beaubourg au Centre Pompidou, Paris, éditions du Centre Pompidou, 1987, p. 54. Voir aussi Kester Rattenbury et Samantha Hardingham (éd.), Superscript #3: Richard Rogers, The Pompidou Centre, New York, Routledge, 2012. ↩
- [21] Branda, op. cit., pp. 40ff. Dans L’Enjeu du Centre Pompidou, p, 38, Claude Mollard se réfère également à l’aspect formateur des séminaires de l’UNESCO. ↩
- [22] Concours international d’idées à un degré (programme du concours), Paris, Ministre d’état chargé des affaires culturelles, 1970, p. 4. ↩
- [23] Ibid., p. 12. ↩
- [24] Ibid., p. 19. ↩
- [25] Ibid., p. 9. ↩
- [26] Ibid., p. 4. ↩
- [27] Ibid., p. 3. ↩
- [28] Ibid., p. 17. ↩
- [29] Ibid., p. 14. ↩
- [30] Ibid., p. 3. ↩
- [31] Sur le Crocodrome, voir Pontus Hultén (éd.). ↩
- [32] Jean Baudrillard, L’effet Beaubourg, implosion et dissuasion, Paris, Galilée, 1977, p. 20. On peut noter que Baudrillard a aussi remarqué la présence de Tinguely dans le centre, emblématique de cette contradiction : « Dans cette carcasse qui aurait pu servir de mausolée à l’opérationnalité inutile, on réexpose les machines éphémères et autodestructrices de Tinguely sous le signe de l’éternité de la culture. On neutralise ainsi tout ensemble : Tinguely est embaumé dans l’institution muséale, Beaubourg est rabattu sur ses prétendus contenus artistiques. » (Ibid., p. 17) ↩
- [33] Ibid., p. 9. ↩
- [34] Baudrillard, « Design et environnement », op. cit., p. 254. ↩
- [35] Ibid., p. 254. ↩
- [36] Baudrillard, L’Effet Beaubourg, pp. 11-12. ↩
- [37] Ibid., p. 21. ↩
- [38] Ibid., p. 22. ↩
- [39] Ross Parry, Recoding the Museum:Digital Heritage and the Technologies of Change, Londres, Routledge, 2007, p. 14. ↩
- [40] Baudrillard, L’Effet Beaubourg, p. 23. ↩
- [41] Voir ici la discussion animée entre Baudrillard et le directeur de Beaubourg, Robert Bordaz, émission de radio en janvier 1978 : J.B. : « La masse ne vient pas du tout en fonction du sens de cette culture, c’est-à-dire des normes culturelles qui devaient être celles de la culture, des intellectuels… » R.B. : « Mais pourquoi ceux qui ne sont pas intellectuels ne pourraient pas aussi avoir la culture ? » J.B. : « Ce n’est pas cela. Ils n’en veulent pas. Ils ont besoin d’autre chose. » R.B. : « Ils n’en veulent pas ! Quelle conception ! », France Culture, 6 janvier 1978, in Valérie Guillaume (éd.), Jean Baudrillard et le Centre Pompidou : Une biographie intellectuelle, Paris, Le bord de l’eau, 2013,
p. 48. ↩ - [42] L’Effet Beaubourg, p. 23. ↩
- [43] Ibid., p. 28-29. ↩
- [44] Ibid., p. 32. ↩
- [45] Ibid., p. 34. ↩
- [46] Ibid., p. 35. ↩
- [47] Ibid., p. 36. ↩
- [48] Ibid., p. 35. ↩
- [49] Baudrillard, « Requiem pour les médias », in Pour une critique de l’économie politique du signe, Gallimard, 1972, p. 177. ↩
- [50] L’Effet Beaubourg, p. 39. ↩
- [51] Ibid., p. 39-40. ↩
- [52] Ibid., p. 18. Sur « l’échange symbolique » de Baudrillard, voir L’Échange symbolique et la mort, Gallimard, 1976 et Le Miroir de la production, Gallimard, 1973, spécialement le chapitre 5 ; voir aussi par ex ; Alain Caillé, « Jean Baudrillard, anti-utilitariste radical et/mais dandy ? », in Nicolas Poirier (éd.), Baudrillard, cet attracteur intellectuel étrange, Paris, Le bord de l’eau, 2016 ; « Une chose est certaine toutefois », conclue Caillé, « si [Baudrillard] a raison, alors l’humanité verra bientôt sa fin, et personne ne sera là pour le confirmer. » (p. 66) ↩
- [53] Baudrillard, L’Effet Beaubourg, p. 9. ↩
- [54] Voir encore, par ex. Jonathan Crary, 24/7. Pour un rapport théorique et spéculatif des nouveaux modes de souveraineté et de governance sous les conditions d’ « informatique à l’échelle planétaire », voir Benjamin H. Bratton, The Stack, On Sofware and Sovereignty, Cambridge, MIT Press, 2015. ↩
- [55] Voir Jacques Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995, chap. 2. ↩
- [56] Baudrillard, Design et environnement, op. cit., p.. 254. ↩
- [57] Andrew Dewdney, David Dibosa et Victoria Walsh, Post-Critical Museology: Theory and practice in the Art Museum, pp. 201 ff. ↩
- [58] Voir par ex. Jack Linchuan Qiu, Good Bye Slaves ! A Manifesto for Digital Abolition, Chicago University of Illinois Press, 2016; « Le flux a cédé, écrit Geert Lovink, l’idéologie californienne autoconfiante […] et l’hégémonie des libertariens puissants par le passé sont finalement contestés », Social Media Abyss: Criticalinternet Cultures and the Force of Negation, Malden: Polity Press, 2016, p. 2. La littérature sur « les études critiques sur le Net » est vaste bien sûr, et grossit exponentiellement. Pour un aperçu voir Julieta Aranda, Biran Kuan Wood et Anton Widocke (éd.), The Internet Does Not Exist, Berlin, e-fux journal/Sternberg Press, 2015. ↩
- [59] Voir Rancière, « Politique, identification et subjectivation », in Aux bords du politique, Folio essais Gallimard, 2004 et La Mésentente, op. cit., chap. 2. ↩