Sur Juliana Huxtable, A Split During Laughter at the Rally, à Reena Spaulings, New York
L’autre jour j’ai posté une blague (qui n’en est pas une) sur Facebook. Q. : Quelle est la différence entre la politique et la politique identitaire ? R. : La politique s’occupe des blancs cisgenres, des gens valides, et la politique identitaire de tout le reste. On a construit une division artificielle où ceux qui ressentent ces problèmes de classe sont au cœur de notre division actuelle et se retrouvent en opposition avec tout autre argument. La constance avec laquelle cet argument de classe est répété, ou ridiculisé, est supposée être un sujet de démarcation basique et ennuyeux.
A titre d’exemple on ignore, comme par hasard, le fait qu’il existe de nombreux sujets où des côtés présumés divergents peuvent se recouper. Dans la sphère artistique, le problème général est que les lieux incubateurs de l’art sont simultanément les accélérateurs des inégalités de revenus. Notre présent est un étrange espace où la floraison de l’inégalité des salaires profite aux arts visuels particulièrement, plus qu’aux autres formes de la production culturelle. Ceci problématise effectivement toute forme de politique dans les domaines des arts visuels. Pour sa première exposition dans une galerie, Juliana Huxtable montre que ce problème n’est pas insurmontable.
L’exposition A Split During Laughter at the Rally (Un éclat de rire divisé au ralliement) est l’autoportrait perspicace d’une artiste et de l’époque à laquelle elle appartient. Huxtable a réaménagé la galerie avec des surfaces réfléchissantes, qui semblent opaques, sur lesquelles sont accrochées des magnets et des affiches qui évoquent délibérément Emory Douglas, l’ancien ministre de la Culture des Black Panthers. Douglas, aujourd’hui âgé de 74 ans, a connu un retour en force lorsque l’esprit mondial de la révolution politique est venu renflouer la discussion sur le lien étroit entre justice sociale et production culturelle. Cette tension dans la production artistique n’a jamais disparu et une génération précédente d’artistes, tels que Daniel Joseph Martinez, Andrea Bowers et Sam Durant a utilisé ces modes de pensée de manière très efficace dans la pratique de l’art conceptuel. En effet, Durant a édité une monographie de l’œuvre de Douglas il y a une décennie, et les affiches de Huxtable, quant à elles, sont pour la plupart centrées autour d’un graphisme, dans un style agitprop et festonnées de divers mots ou phrases de ce qui pourrait être des dépêches venues d’un manifeste afro-futuriste. Par exemple« Invisible Chattel », en gros caractères, sous-titré : « Unités secrètes de contrôle et de profit – machinations imperceptibles à un niveau cellulaire supprimant les acides aminés d’une conscience supérieure. » On peut lire sur une autre affiche : « The War on Proof. » Une autre encore a un titre étrange proclamant : « Transsexual Empire ! ! ! », avec cette note écrite à la main : « le nombre des enfants suédois voulant changer de sexe double tous les ans. » La qualité d’affiche de ces œuvres est simultanément niée et renforcée par les étiquettes qui ressemblent à des boutons portant des slogans comme « Terf Wars [1]», dans la police de caractères de Star Wars, ou « Voilà à quoi ressemble un guerrier de Wikipédia » ou « Les moutons américains ». Certains magnets montrent des icônes de genre métamorphosé. Mais l’image la plus répétée est celle du visage de Huxtable retouché dans l’esprit de l’icône familière sur Internet « trollface/coolface » (tête de troll/tête cool), mixée avec une variante du masque Anonymous de Guy Fawkes.
Un dessin sur le mur utilise des captures d’écran de Facebook pour raconter l’histoire d’un black power s’affrontant sexuellement avec des skinheads blancs, d’une manière qui rappelle les dessins éclairants (d’illumination ?) de Mark Lombardi. Personnellement j’ai été déçu par cette confrontation, puisque la question de la couleur noire est constamment définie par une opposition à la blanche, et c’est exagéré au point d’étouffer toute autre possibilité de les définir chacune. Huxtable est l’incarnation de la personne politique individuelle – un décret répété à satiété dans la guerre des cultures des années 1980. En effet, toute l’exposition ressemble à une méditation sur le fameux Manifeste cyborg de Donna Haraway paru en 1984. En tant que femme noire transsexuelle, Huxtable est consciente du lieu où son corps sert de point focal pour cette discussion mais elle n’a aucun intérêt à laisser s’arrêter là la conversation de cette exposition. D’une Huxtable sans artifice on ne voit que sa bouche qui commente la vidéo accompagnant l’exposition, dont le titre, A Split During Laughter at the Rally est aussi le titre de l’exposition. La vidéo de 21 minutes est le montage d’une fausse manifestation dans les rues vraiment désertes de l’enclave d’artistes hipster de Bushwick à Brooklyn. Les manifestants, divers et au genre non conforme, sont réunis pour psalmodier les slogans malheureusement familiers : No Trump/No KKK/No Facist USA, qui sont suivis d’une conversation parallèle : « Ces slogans sont tellement mauvais. » Des scènes de confessionnal sont intercalées aux images de la manifestation, où les participants déclament des banalités personnelles devant la caméra : « Evidemment parce que je voulais changer le monde. » « Qu’y-a-t-il de si drôle ? Toutes nos vies sont dans la balance ! » « J’étais attentif aux décisions de justice et à la loi, et où cela m’a-t-il mené ? » Huxtable elle-même s’intercale dans les séquences ; le gros plan de sa bouche évoque le personnage de la DJ dans le film de 1979 The Warriors (joué par Lynne Thigpen avec la voix de Pat Floyd), qui offrait un récit fondamental aux membres des gangs en action, en appelant directement au spectateur/auditeur. La vidéo de Huxtable se moque efficacement de la manifestation en tant qu’outil tout en en embrassant la cause. Les habitants de ce monde ne sont pas multi-générationnels et semblent faire passer le sentiment que leur outrage est de rigueur et non pas le sujet d’une inspiration. C’est là où on a le sentiment que ce qui semblait un hommage à Emory Douglas dans l’exposition peut aussi être une satire.
Haraway exhortait à la construction d’un idéal et d’une identité dépassant les confins réducteurs des binarités historiques, s’ouvrant sur une compréhension plus radicale, où l’on choisit ses propres affinités. Selon la vision de Huxtable les possibilités et les problèmes d’une génération apparaissent dans toute leur étendue. L’époque numérique apporte des sommes infinies d’information, et cependant donne un poids égal à toute cette information. De même, dans A Split During Laughter at the Rally, les possibilités sont effectivement infinies et s’étendent vers un horizon sans limites. Mais elles nous rappellent également que la profondeur est désormais mesurée en terme portant le préfixe « micro ».
Traduit de l’anglais par Michèle Veubret
- [1] Terf : Trans-exclusionary radical feminism (féminisme radical excluant les trans). ↩