καταστροφή : la fin et le commencement
Texte originellement présenté lors du colloque TERRATERRA, au Sommet des Peuples, pendant la conférence Rio+20 (15 juin 2012).
L’histoire de l’humanité a déjà connu de nombreuses crises civilisationnelles, mais notre civilisation n’a jamais été confrontée à une crise environnementale de l’ampleur de celle d’aujourd’hui ; elle n’en survivra probablement pas.
Nous ne parlons pas seulement du réchauffement climatique. En septembre 2009, la revue Nature Climate Change a publié un numéro spécial dans lequel plusieurs scientifiques identifiaient neuf paramètres biophysiques du système Terre et cherchaient à établir les limites précises de ces paramètres, lesquels, s’ils sont dépassés, pourraient entraîner des changements environnementaux irréversibles : changement climatique, acidification des océans, diminution de la couche d’ozone, consommation d’eau douce, perte de biodiversité, interférence avec les cycles de l’azote et du phosphore, changement dans l’exploitation des sols, pollution chimique, taux des aérosols atmosphériques. Comme l’indiquaient les auteurs : « nous ne pouvons pas nous offrir le luxe de concentrer nos efforts sur un seul de ces paramètres. Si une des limites est dépassée, les autres limites courent également un grave risque de dépassement[1]. »
Il se trouve que pour trois de ces paramètres (le taux de perte de biodiversité, l’interférence humaine avec le cycle de l’azote (le taux auquel le diazote, N2, est extrait de l’atmosphère et converti en azote réactif à l’usage humain) et les changements climatiques), on est probablement déjà hors de la zone de sécurité (la consommation d’eau douce, les changements dans l’exploitation des sols et l’acidification des océans), nous sommes proches de la limite.
Ce que nous sommes en train de vivre est donc une modification radicale des conditions environnementales qui ont permis l’épanouissement et le maintien, non seulement de notre mode de vie actuel (mondialisation de la production industrielle et de la consommation), mais selon la façon dont les choses se déroulent, de la civilisation humaine comme un tout, dans ses diverses manifestations (la culture humaine ou tout simplement la Culture).
Cependant, des expressions comme « catastrophe », « fin de la civilisation » ou même simplement « déclin » provoquent de vives réactions d’horreur, sauf lorsqu’elles font référence à des catastrophes ancestrales, à la fin d’autres civilisations ou au déclin et à l’extinction de population d’espèces vivantes non humaines. Nous, nous ne pouvons pas être en déclin, c’est pourquoi la catastrophe ne peut être réelle. Pire encore, face à ceux qui prennent au sérieux la gravité de la situation et qui proposent comme alternative de positiver la notion de déclin, les réactions d’indignation se multiplient, ce qui nous conduit à un constat, aussi important sinon plus, à ce sujet. De même que jadis nous avions horreur du vide, désormais, nous avons horreur des limitations, de la décroissance, de la suffisance, de la descente. Tout ce qui rappelle ce mouvement descendant est presque immédiatement associé à la volonté de retour, au primitivisme, à l’irrationalisme, au nihilisme, quand ce n’est pas au fascisme. Une seule direction est envisageable, acceptable et souhaitable, celle qui va du négatif vers le positif : de posséder peu à être propriétaire de beaucoup, de la basse technologie à la haute technologie, du local au mondial, du nomade paléolithique au citoyen cosmopolite moderne, de l’Indien au prolétaire civilisé.
En parallèle, ces dernières années, nous avons assisté à une curieuse prolifération de livres, de films, de blogs, de mouvements et même de revues scientifiques semblant aller à contre-courant de cet optimisme civilisateur. De l’Institute for Collapsonomics au livre d’Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes : résister à la barbarie qui vient (2009), du livre de Jared M. Diamond, Effondrement : comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (2006) à la revue Collapse : Journal of Philosophical Research and Development, de la magnifique fiction de Cormac McCarthy, The Road, au film trash 2012, les récits portant justement sur le thème de la catastrophe et de la fin du monde sont innombrables. Ce mouvement n’est pas passé inaperçu, c’est sûr, mais il est souvent qualifié de « catastrophisme ». On prend rarement le temps de réfléchir à ce qui explique cette forte attirance, à ce moment précis de l’histoire, pour le thème de la fin du monde ou de la civilisation humaine.
En réalité, il ne s’agit pas d’un thème unique mais d’un ensemble de thèmes étroitement liés. Pour prendre quelques exemples dans la littérature et le cinéma, le roman La Route raconte le trajet d’un père et de son fils sur une terre dévastée suite à une catastrophe climatique mondiale dont les causes sont inconnues, un monde où il ne reste que quelques humains dont une bonne partie est devenue cannibale. Le film 2012, quant à lui, traite d’un bouleversement géologique de la planète qui conduirait sans doute à la fin immédiate de l’espèce humaine et de la plupart des autres espèces si le film n’était pas si mauvais. Le Jour d’après met en scène un dérèglement climatique catastrophique sur la Terre qui serait le contraire de ce que nous vivons actuellement : le refroidissement climatique. La Planète des singes : les origines imagine une série d’expériences scientifiques qui finira par produire un post-humain inattendu, menant au déclin de la civilisation humaine et à sa soumission à la civilisation des singes. Le livre Homo disparitus d’Alan Weisman décrit le destin du monde après la fin de l›espèce humaine et comment notre empreinte sur la planète (empreinte actuellement si importante que beaucoup considèrent que nous nous trouvons dans une nouvelle ère géologique, l’Anthropocène) disparaîtra toutefois sur une période de temps relativement très courte. Et finalement Melancholia, film de Lars von Trier, marque notre rencontre avec le dehors absolu, la collision entre la Terre et une planète qui croise inopinément sa route.
Le point commun entre ces films et ces livres est qu’ils cherchent tous à imaginer ce qu’est ou ce que sera le monde, au-delà de ce que notre civilisation considère aujourd’hui comme éternel, et plus encore, comme le seul mode de vie digne des humains. Aucune des alternatives imaginées n’est très agréable, et certaines sont même bien pires que d’autres. Le Jour d’après imagine l’inversion des relations politiques mondiales, comme conséquence d’une nouvelle ère glaciaire ; les Nord-Américains devenant par exemple des réfugiés climatiques, obligés de demander l’asile au gouvernement mexicain. Dans La Planète des singes, le monde ne sera pas si différent du monde actuel : la « nature » sera même plus abondante et, en réalité, la Civilisation continue, seulement ce n’est plus notre espèce aux commandes. Nous assistons à un changement de perspective et nous, les humains, passons de prédateurs à proies. Dans le livre (et le film) Homo disparitus (The world without us), l’Homo sapiens sapiens disparaît avec toutes les traces de sa civilisation, mais les autres espèces vivantes sont plus heureuses que jamais. Dans La Route, il ne reste du monde que du gris et des cendres, quelques paroles humaines luttant pour rester malgré la fin de leurs objets et quelques hommes qui portent le feu et continuent, on ne sait pourquoi ni vers quelle destination. Melancholia représente l’effondrement, non seulement de notre espèce et des autres, mais également de Gaïa elle-même qui n’aura même pas la chance de trouver un nouveau point d’équilibre sans nous. C’est la fin absolue.
Mais c’est parmi les situations représentées dans La Route et dans Melancholia que, selon moi, semble effectivement se dérouler ce dont il est question dans ce que l’on peut appeler le mouvement mondial des « collapsonomics » (pour reprendre le terme de l’Institute for Collapsonomics). La Route représente un processus accéléré et extrêmement dangereux de décadence que nous ne réussissons pas à freiner, un peu comme dans Ubik, de Philip K. Dick, roman dans lequel les objets vieillissent, se détériorent, à une vitesse de plus en plus rapide et incontrôlable, jusqu’à ce que finalement nous nous apercevions que la mort n’est pas, comme nous le pensions, un ennemi extérieur contre lequel nous luttons à armes très inégales, mais un ennemi intérieur : nous sommes déjà morts et c’est la vie qui est passée à l’extérieur. Il s’agit, encore une fois, d’un changement de perspective, pendant que nous croyions être les champions du monde des vivants, il y avait déjà longtemps que nous avions été capturés par le point de vue de cadavres. Dans la situation présentée dans La Route, la mort menace sans cesse de capturer les quelques vivants qui restent : en leur retirant les objets, la mémoire et le langage, en les transformant en nourriture pour les prédateurs cannibales, en pénétrant dans leurs corps sous la forme de la maladie et de la faim, ou encore, d’une manière peut-être plus perverse, en volant leur propre âme. Au contraire, dans Melancholia, il n’y a pas de décadence, il n’y a pas de passage. Le choc contre le dehors a la brutalité d’une limite non négociable.
Il est difficile de lire ce livre sans avoir l’angoissante sensation d’être déjà mort et le feu que certains portent encore ne dépasse pas cette sorte de demi-vie (comme celle que les nouveaux-morts conservent un certain temps dans Ubik), qui les maintient connectés au monde des vivants mais qui s’éteindra aussitôt. Ces personnes qui marchent sur la route ou sur son bord n’arriveront nulle part, pour la simple raison qu’il n’existe plus d’endroit où arriver. Il n’y a pas de sortie. Le monde intérieur est mort et nous sommes en lui.
Au contraire, Melancholia ne thématise pas la lente déchéance de la mort, la décadence. La totalité du film met en scène le contraste très bien délimité entre le monde des humains, avec ses interminables drames (la famille, l’entreprise, le mariage, la magnifique propriété de la haute bourgeoisie, la sourde lutte des classes) et le monde sans nous, la matière parfaitement ordonnée qui pointe, sublime, dans les plans larges du système solaire et de l’au-delà. Ces deux dimensions semblent ne pas pouvoir communiquer (le beau-frère scientifique choisi le suicide lorsqu’il découvre que sa science non seulement ne peut pas garantir un accès parfait à la vérité absolue mais est incapable de lui donner une échappatoire ; personne ne semble arriver à sortir de la propriété : seule Justine sait que l’extérieur a toujours été à l’intérieur), à un point tel que leur vraie rencontre, subite et inespérée, la collision de la Terre et de Melancholia, agit comme un véritable anti-clinamen, un évènement qui précipite, non la création du cosmos mais sa destruction. Car hors de notre monde, il y a l’ouvert, il y a les étoiles et la nuit, mais il y a également la mort : la mort humaine, identifiée à la mort absolue. C’est elle, qui semblait exclue du monde, qui, a son arrivée, a la brutalité de la limite non négociable.
Nous nous sommes parfois représenté ainsi la question humaine aujourd’hui : percevrons-nous la collision ou l’effondrement comme la fin de tout, la fin du monde ou seulement la fin de l’espèce humaine ? Ou l’espèce continuera-t-elle encore longtemps, sans un grand choc, en affrontant toutefois, comme elle est peut-être déjà en train de le faire, la mort lente de sa civilisation, qui nous laissera finalement exposés à la barbarie pure ?
D’une certaine manière, Isabelle Stengers exprime cette idée en disant que le point critique (au sens mathématique) qui menace de déstabiliser l’équilibre actuel du système Terre, baptisée Gaïa par James Lovelock, « sépare notre situation de quelque chose difficile à imaginer[2] ». Il ne s’agit pas d’une crise qui va passer et par rapport à laquelle nous pourrions dire qu’un jour tout rentrera dans l’ordre.
Cependant, si nous étions ici simplement pour constater que le monde est déjà fini, est en train de finir ou va finir, nous n’aurions rien à faire, à part peut-être, construire un cabanon, comme celui que Justine a construit pour sa sœur, son neveu et elle-même en attendant l’arrivée de la planète Melancholia. D’ailleurs, je ne pense pas vraiment que la cabane magique représente une fuite, un abri désespéré dans l’irrationalité ou l’exacerbation de la négation (comme Bruno Latour l’a suggéré dans le bel article « Waiting for Gaia »), mais plutôt, ou par ailleurs, un instant, un dernier instant, de réflexion hyperconcentrée, mais plutôt un instant, un dernier instant, de réflexion très concentrée.
Car – que ce soit sous la forme de la fin abrupte ou de la dégradation lente – c’est sur cette rencontre forcée avec notre Dehors, avec le Dehors de ce que nous pensions être notre humanité, le Dehors de la civilisation actuelle et de l’environnement qui l’a rendue possible et l’a soutenue pendant des millénaires, que nous devons réfléchir. Pas comme un simple exercice intellectuel, mais parce que de cette réflexion (au sens large), de la réflexion de nous tous, dépend peut-être la façon par laquelle nous allons effectuer ce passage et quel sera le monde possible « dans ce monde-ci ».
Penser notre rencontre avec le dehors est donc, en même temps, « sortir ». Seulement, « sortir » aujourd’hui ne peut plus signifier ce que cela peut avoir signifié auparavant. Il est fondamental, d’abord, de comprendre que nous ne sommes pas face à un problème uniquement symbolique ou de représentation. Ce dehors n’est pas un dehors posé par la pensée, qui finalement serait toujours notre pensée, la pensée humaine. Pour nous aujourd’hui, la fin du monde ou la catastrophe correspond à la rencontre réelle, matérielle même, avec l’altérité qui fait intrusion dans nos vies et que nous ne pourrons plus ignorer. C’est Gaïa qui parle maintenant – non pas d’une seule voix mais d’une miriade de voix différentes – et il vaut mieux y « prêter l›oreille », comme le dit Stengers.
Deuxièmement, nous nous rendons compte maintenant que nous n’avons pas une autre Terre ou un autre monde où aller. Sortir n’est pas transcender ce monde-ci. Il est dans ce sens que je disais au début qu’il faut comprendre l’importance de la notion de limites, non seulement en nous référant aux limites naturelles et physiques de notre mode de civilisation et de la planète (les limites contre lesquels nous sommes déjà en train de nous heurter), mais également dans le sens de proposer une limitation, une sortie sur place par la voie du déclin ou plutôt de la suffisance intensive (comme l’a proposé une fois Eduardo Viveiros de Castro) au lieu de l’expansion et du progrès qui sont devenu notre mode d’existence, bâti sur la réduction arrogante de tous les autres modes d’existence. « Décliner » doit signifier « descendre » (au sens proposé par les anthropophages du mouvement moderniste des années 1920 au Brésil). Descendre n’implique pas un retour en arrière, de redevenir ce que nous étions, mais de produire de nouvelles formes de vie ; cela veut dire, mettre en place d’autres formes de relations, par rapport aux autres humains, à la technologie, au savoir, au monde non-humain et à ses nombreux points de vue, enfin, par rapport à la Terre et à la diversité qui la compose.
Descendre, c’est devenir autre, devenir mineur, devenir Indien. Nous avons un seul monde, mais ce monde ne se résume pas à nous, êtres humains, et encore moins à nous, Occidentaux urbains corporatifs mondiaux. Descendre c’est sortir de « notre » monde pour finalement atterrir.