Autonomie et besoin d’amour : Carla Lonzi, Tu peux y aller
Ce texte a été initialement publié dans Lea Melandri (éd.), Una visceralita indicibile, Milan, F. Angeli, 2000), p. 43-50.
La lecture que j’ai faite des écrits de Carla Lonzi a été intentionnellement partielle, car il m’intéressait de faire ressortir quelques aspects précurseurs des deux développements successifs du féminisme : la « pratique de l’inconscient » et la « pensée de la différence ».
C’est pourquoi j’ai souligné surtout les positions théoriques de sa pensée. Je souhaite de toute façon rappeler que le mérite personnel de Carla Lonzi et du groupe Rivolta a été d’opposer aux grands systèmes philosophiques d’interprétation (marxisme, psychanalyse, hégélianisme) la pratique de l’autoconscience, l’attention au développement des vies singulières et à l’expérience individuelle repensée à travers l’écoute collective. Il est en effet plus facile de saisir les aspects contradictoires des mêmes problèmes traités dans les essais de 1971, ouvertement provocateurs, lorsqu’ils émergent des écrits autobiographiques (liés à l’autoconscience) tels que Vai pure[1] (Tu peux y aller) et de Taci, anzi parla. Diaro di una femminista[2] (Tais-toi, ou plutôt parle. Journal d’une féministe), leur contradiction sont plus faciles à comprendre. La complexité de la vie affective, les poussées toujours opposées qui la meuvent, une fois rendues au récit de soi, trouvent l’occasion d’apparaître au-delà de l’intention de qui les écrit.
De ce point de vue, le dialogue de Carla Lonzi avec Pietro Consagra dans Tu peux y aller[3] s’avère très intéressant
Dans la longue discussion (quatre jours) émergent, nous dit l’auteure dans la préface, « les positions inconciliables des deux individus qui incarnent deux cultures ». Il semble que finalement, après une pénible tentative de produire « ensemble », à travers le dialogue, la « connaissance de soi-même » et le « changement », la seule issue soit la séparation. Plongés dans les vicissitudes biographiques, dans une relation amoureuse, les thèmes de la différence, de l’autonomie et de l’authenticité, auxquels est rattaché le conflit des sexes, se révèlent plus nuancés et susceptibles d’être discutés. L’amour véritable semble donc être tout d’abord « amour de mon autonomie, et non pas de ma dépendance et de ma soumission ». Il apparaît clairement cependant, même si ce n’est pas dit, que les femmes sont également tentées par le désir de dépendance et de dévouement à l’autre. La possibilité de garder ensemble autonomie et vie affective est le « roman » qui n’a toujours pas été écrit.
Les différentes « cultures » ou « sensibilités », dont l’homme et la femme auraient été les porteurs, sont en réalité celles qui ont marqué leur destin historique, les rôles qu’on leur a attribués. La seule et unique nouveauté, au moment où tout ceci devient conscient, est que l’homme est obligé de reconnaître un « privilège », la femme une « qualité de son ressentir », qui a été injustement plongée dans le néant, après avoir nourri la croissance de l’autre. « Privilège » qui consiste pour l’homme à avoir mis la productivité sociale au centre de toute sa vie – l’œuvre pour l’artiste, mais en général, la réussite dans l’espace public – et à avoir subordonnée à cette priorité toute autre relation, à partir de celle qu’il a avec la femme, réduite aux fonctions maternelles, intuitives et sur le plan matériel et sur le plan symbolique. L’homme s’attend à être accompagné et encouragé de la femme dans les moments de solitude et dans son travail. Consagra l’admet. « Je vivais avec toi la vie la plus intéressante que je n’ai jamais vécu d’un point de vue affectif, intellectuel et global, [mais] j’avais besoin d’une personne proche aussi dans les moments de vie sociale, professionnelle et dans les moments difficiles. À ces moments tu m’as manqué, je ne pouvais pas supporter d’être seul en étant avec une femme qui me refusait de l’aide dans les situations où j’en avais les plus besoin : pour m’accompagner, pour m’encourager dans les moments de solitude, quand je faisais des expositions, ou quand j’étais à l’atelier. »
Lonzi reprend : « Nous prenons le petit déjeuner ensemble avec le sentiment que tu dois partir à l’atelier, le soir tu rentres avec le sentiment que tu dois recharger tes batteries et au matin tu repars à l’atelier. [Pendant les vacances] tu me consacres la sieste de l’après-midi, avant et après on travaille […] Toute notre vie est structurée autour du travail, vraiment toute, nous ne restons jamais tous les deux ensemble, nous ne sommes jamais ensemble pour nous deux. C’est un répit, une pause du travail. Le moment vital, conscient, actif, la terre promise (pour toi) est le travail. »
De l’autre côté, à l’inverse, la priorité est donnée à l’authenticité des relations, but ultime de la vie de la femme. « La culture des relations » est ce qui différencie la sensibilité féminine et son aspect négatif semble être le fait d’avoir agi dans le huis clos de la vie intime, en tant que nourriture de l’individualité et de la vie sociale de l’homme, sans aucune reconnaissance. « Relation » pour Lonzi veut dire fondamentalement connaissance réciproque et modification consciente de soi-même dans ce cadre. La femme est porteuse d’une telle exigence.
« Comme la femme est le dialogue, le paradis, pour elle, équivaut à la possibilité de dialoguer avec l’autre […] la femme ressent de manière très forte tout ce qui se passe entre les êtres humains […] tandis que l’homme est amené à ne pas s’attarder sur ces liens justement parce qu’il a besoin de se sentir le seul protagoniste. […] L’image que l’homme a de soi-même se situe en dehors de la relation avec la femme, tandis que la femme se vit à l’intérieur de sa relation avec l’homme. La femme est par conséquent assez consciente de son besoin de l’autre, alors que l’homme […] ne voit que sa propre évolution. »
C’est justement à partir d’une démarcation aussi nette de camps opposés et séparés que naissent les contradictions : selon Lonzi, il s’agirait seulement de reconnaître un privilège (du côté masculin) et une valeur méconnue (du côté féminin). Lorsque son interlocuteur réaffirme que celle-ci est sa manière d’envisager les choses, qu’il a besoin pour vivre du soutien d’une femme, et surtout des valeurs dont la femme est porteuse, Lonzi est cependant obligée de mettre en avant une autre et différente prise de distance. L’image du « féminin » en tant que « jardin » où poussent les fleurs de la « paix » de l’« amour » et du « bonheur » est la « projection du besoin de l’homme », une idéalisation de la relation mère-fils, la tentation de ramener toute femme au rôle maternel.
« La femme – dit Pietro Consagra – se situe en définitive du côté du bien de l’humanité, de l’amour, du rapport humain ; l’artiste la perçoit plus proche de ce climat qu’il veut créer en réalisant ses oeuvres d’art […] Consagra a le sentiment que les femmes habitent mieux que les hommes ce jardin qui est censé être la vie de la paix, de la poésie. »
Et Carla de répondre : « Comme je suis une femme, et non pas un phénomène de la nature et comme je vis ce fait de l’intérieur, je peux te dire que cette façon de voir la femme est ta projection à toi. […] Tu projettes ton besoin sur la femme, qui est sans défense face aux projections d’autrui, et qui au contraire s’enorgueillit des projections les plus gratifiantes qu’elle arrive à récolter. […] Tu lui fais miroiter la possibilité de passer d’une fonction nulle à la fonction la plus haute, celle reconnue par la société de l’art. Mais à mon sens, c’est une duperie… cette idée du jardin vient de l’idéalisation de la relation de l’enfant avec la mère. C’est une image toujours présente et toute prête à être projetée sur la femme. »
Si cette image rassurante fonctionne comme un « mirage » pour la femme, sa nouvelle conscience d’elle-même la contraint à être plus attentive à tout ce qui en elle contraste avec ce rêve masculin. Avant tout, derrière cet amour et cette attention-là, il y a un ‘problème’ qu’elle ne dit pas ; derrière les figures du rôle qu’on lui a imposé, « il y a un individu différent ». Et pour finir, il y a le grand effort et la vigilance extrême nécessaires à se défendre des dérapages continuels « [de l’homme] vers une interprétation symbolique [de la femme] qui finit toujours par resurgir ».
Comment concilier alors l’affirmation en positif de quelques qualités et compétences, – conçues en tant que valeurs propres, signes de différence, d’authenticité et d’autonomie féminine – avec le fait que le sexe dominant les a, depuis toujours, attribuées à la femme comme fonctions assujetties à son bien-être ? Ce type de réappropriation ne pourrait-il simplement venir confirmer le fort enracinement et la longue durée du « rêve de la complémentarité » ? Le dialogue entre « sensibilités différentes » est aussi le signe d’une indispensabilité réciproque, le besoin d’avancer ensemble, même au cours d’un changement, qui fait resurgir la violence confondue avec l’amour. Sans toutefois en prendre pleinement conscience, Lonzi fait apparaître une contradiction, dont le signe le plus évident est que, encore une fois, ce serait à l’homme de devoir « témoigner » et « reconnaître » cette qualité historique de la femme.
« …l’homme dispose du monde […] où ce type d’enquête [de la vie intérieure] ne fonctionne pas, d’autres capacités y sont nécessaires, d’autres valeurs y sont en vigueur. La femme s’attend alors à ce que l’homme témoigne d’elle dans ce monde, étant donné que dans leur relation à deux, elle a révélé à l’homme ce que c’est que l’intériorité. Elle s’imagine que cette valeur dont l’homme s’alimente en privé soit l’objet de son témoignage. La femme ressent cela comme l’unique manière pour elle d’arriver à exister dans ce monde qui fonctionne avec des valeurs complètement différentes. […] Si tu ne témoignes pas de moi [Pietro], qui d’autre pourrait le faire à propos d’une parole que personne n’a entendue ? »
Il est clair que l’effort le plus grand de Carla Lonzi a été celui de garder ensemble le besoin de construire une individualité féminine moins assujettie, et le besoin d’amour.
L’insistance sur le dialogue et sur « l’analyse réciproque », vus comme gages d’authenticité de la position féminine contre le leurre de l’homme – qui apparaît comme celui qui s’est produit tout seul, l’unique protagoniste sur la scène politique – révèle alors toute son ambiguïté en tant que besoin de la femme d’avancer avec l’homme dans une nouvelle conscience d’eux-mêmes et des modifications qui en découlent. La complémentarité perdrait les traits de la subordination et de la domination pour prendre ceux d’une liberté et d’une réciprocité retrouvées entre les deux sexes.
« En lisant mon journal, on voit bien ce qu’a été pour moi ta présence pendant ces années-là ; en lisant ton livre, on ne voit pas ce qu’a été ma présence pour toi, il n’y en a aucune trace […] Cette constitution de la personnalité masculine en tant que productrice de soi-même est abstraite, fausse et irréelle. Cette production de soi-même n’est pas vraie, elle n’existe pas. Il existe toujours une relation, un dialogue ; […] Dés lors que le dialogue ne s’instaure pas entre deux consciences, l’une d’elle n’existe pas, et l’autre se prend pour la conscience absolue de la situation. […] Ma tâche culturelle consiste […] à être reconnue en tant que conscience, et donc en tant que partie en cause du procès commun. »
Ce sera à l’expérience de dire « l’impossibilité » du rêve et la fracture qui s’ouvre dans la relation du couple, au moment où elle est envisagée avec une nouvelle conscience de la question des sexes. C’est seulement à ce moment-là que d’autres aspects du problème se clarifient :
– si la femme continue de demander à l’homme la reconnaissance de sa propre existence, c’est peut-être parce qu’elle n’arrive pas d’elle-même à « la ressentir jusqu’au bout » ;
– le dialogue, vu à travers le pénible combat quotidien avec le monde masculin, apparaît comme une implication dans les « drames masculins », dans le « pathos de l’homme », il diminue « l’attention à soi » de la femme.
– le constat de la différence des manières de ressentir et de voir le monde produit, à bien y regarder, non pas la libre et harmonieuse recomposition des sexes, mais un besoin même temporaire d’éloignement.
« À chaque fois que surviennent ces crises dans la vie commune de deux personnes qui vivent à des rythmes différents, qui ont des manières de penser, des envies et des attentions différentes, et qui les proposent réciproquement l’un à l’autre, nous avons toujours la sensation qu’on tombe dans la paralysie et on ressent le besoin de prendre le large. »
La remarque « pas d’homme pour moi, […] pas de relation sur une continuité temporelle ayant une direction commune […] tu peux y aller », a donc trouvé une définition très lucide. À condition qu’elle advienne, la direction commune n’a pas besoin pour être retrouvée d’un retournement de la complémentarité ou d’équivalences compliquées ; elle nécessite au contraire une mise en question de toute forme de dualisme, à partir des rôles sexuels et des compétences forcées et déformantes, qui ont contraint hommes et femmes à vivre séparés en eux-mêmes, et à rechercher leur intégrité en un double. Les écrits de Carla Lonzi et de Rivolta Femminile ont sans doute produit une rupture d’avec les lieux communs, vieux acquiescements à la domination d’un seul sexe, dont on n’avait pas pris conscience à cause de son enracinement dans la vie sexuelle et émotionnelle. Les contradictions qu’avaient laissées ouvertes ces failles si marquées sont ce quelque chose qui n’a pas été visible alors (et qui ne pouvait peut-être pas être vu) :
– Sexualité et maternité. S’il a été important de mettre en question l’enfermement de la femme dans le rôle reproductif, le glissement sur le plan sexuel qui en découle, a fini par reproduire une nouvelle forme de déterminisme biologique : l’utérus, siège du processus biologique, a été remplacé par le clitoris « en tant que centre physiologique de l’orgasme féminin ». La sortie de la superposition, de la confusion femme-mère, aurait pu au contraire ouvrir le chemin à des nouvelles interrogations : quelle est l’incidence de la relation mère-fils dans l’amour et dans la sexualité adulte ? Quels phantasmes ont confondu le coït et la naissance ? Et à l’inverse, quels sont les éléments qui, ayant à faire avec la sexualité, entrent dans la relation mère-fille-fils ?
– Autonomie et besoin d’amour. L’attention à la relation avec l’autre a été la fonction historique et symbolique de la femme, dépositaire de l’amour et de la croissance des singularités, de la préparation de leur destin social ; elle devient un élément de rupture à partir du moment où, en sortant de la sphère privée, elle prétend redéfinir la culture et l’histoire imposées par l’homme. Mais puisque cette prise de conscience trouve son point de départ dans la relation amoureuse, en tant qu’exigence de connaître et de modifier en même temps, soi-même et l’autre, elle devient aussi une manière de renforcer le lien et de confirmer l’indispensabilité réciproque. D’où l’exigence que ce soit l’homme qui témoigne en public de sa dette « autoconsciencielle » envers la femme.
– Authenticité et leurre. Pour se libérer de l’effet inhibant du rêve d’amour, on le rejette totalement sur l’homme, sans voir que la femme participe activement à en alimenter l’illusion et sans reconstruire la scène originaire (la naissance) qui l’a précédé. Il faut aussi dire cependant que Lonzi a montré, à travers le récit de soi, l’écriture autoconsciencielle, ce qu’elle soustrait à sa théorisation pour lui conférer une plus grande incisivité.
– Le besoin de délivrer la femme de son « désavantage » historique induit la recherche d’« équivalences » (ce qui veut dire, comme on l’a vu, idéalisation, surestimation de la position de l’homme et construction de sa propre position en analogie) mais aussi, en conséquence presque directe, des différences (pensées comme « un plus » ou un « différent »).
Dans ce qui suit, je rappelle synthétiquement quelques remarques contenues dans l’article « Piccolo pene, ascolta[4] » (Petit pénis, écoute), publié dans la revue L’erba voglio, et qui répondent aux thèses de Rivolta :
– la surévaluation du privilège masculin, l’importance accordée à la physiologie, la recherche d’équivalences, se révèlent plus une confirmation qu’une prise de distance des thèses de Freud (en particulier en ce qui concerne « l’envie de pénis ») ;
– l’importance de la psychanalyse dans ce débat peut difficilement rester ignorer, surtout en ce qui concerne la sexualité et la formation des individus ; on pense en particulier à la contribution de Freud à l’analyse du rapport mère-fille (« le cas Dora »), qui sera au centre de la pratique féministe ;
– la nécessité de retraverser la psychanalyse n’empêche pas d’en faire une lecture critique, qu’il s’agisse de positions freudiennes ou de celles jungiennes, par exemple, là où le dualisme sexuel est consolidé par le recours à des présupposés biologiques dans le premier cas, à des structures fondamentales de l’inconscient collectif (archétypes), envisagées dans une sorte de fixité anhistorique, dans l’autre ;
– une manière possible de sortir de la dichotomie traditionnelle biologie/histoire, nature/culture, nous nous référons à l’hypothèse de recherche d’Elvio Facchinelli qui, en interprétant la découverte de Freud, parle d’une sorte de « nexologie humaine ». Cette dernière est envisagée en tant qu’enquête sur un domaine spécifique de la recherche humaine […] certainement lié à la biologie et à l’histoire, ne se réduisant cependant pas à ces deux disciplines. Tels sont les liens, les « rapports singuliers » que l’individu traverse dès sa naissance, et à travers lesquels il se forme en tant qu’individu[5] » ;
– le féminisme a fait de la psychanalyse soit un terme de polémique, soit un objet de rejet. Nous nous référons en particulier à Shulamith Firestone[6] qui a appliqué à la psychanalyse des schèmes sociologiques, en accordant une confiance excessive aux facteurs culturels et sociaux ;
– la dépendance affective est l’aspect central qu’on isole à propos de la condition féminine : insatisfaction, manque d’assurance « désir d’être aimée d’un amour absolu ». La dépendance est un mélange de soumission et de domination : se rendre indispensable à l’autre pour ne pas le perdre. On ne peut surtout pas risquer d’être abandonné, ce pourquoi « dépendre est une question de survie, une question de vie ou de mort ». La survie affective s’impose au détriment de sa propre satisfaction sexuelle ;
– pour analyser la dépendance, nous indiquons quelques contributions du côté de la psychanalyse et de la sociologie. La famille est au centre de la réflexion, ici la femme fait son entrée en tant qu’épouse-enfant, mère-fille de son mari. On parle de la famille d’origine et de celle postérieure. Frustrations et compensations vont ensuite l’empêcher de se libérer du rôle qu’on lui impose (nous nous référons au livre-enquête de Lietta Harrison La donna sposata[7] (La Femme mariée) ;
– nous tenons à souligner que ces groupes féministes centrés sur la question du pouvoir ne cherchent pas à se focaliser de manière approfondie sur ces problèmes – dépendance, survie, besoin d’amour – provenant de la relation originaire avec la mère. Nous pensons à Lotta femminista qui cherchait à organiser la colère des femmes, mais aussi à la « révolte » de Carla Lonzi : si l’on ne prend pas en compte les besoins contradictoires auxquels il répond, le féminisme risque « l’assimilation à l’homme, la même division entre vie privée et engagement politique qui le caractérise ». Dans le féminisme, la lutte contre l’homme devient, dans certains cas, « paradoxalement la plus haute appréciation de la virilité », « elle signifie encore une fois mettre au premier plan les valeurs masculines, le pouvoir conquis par l’homme comme le bien dont les femmes doivent s’emparer » ;
– la pratique politique des femmes doit parcourir l’histoire individuelle pour y chercher les signes d’une condition commune et poursuivre des changements à partir de la vie quotidienne.
Dans mon article, on peut retrouver les thèmes de ma recherche successive, personnelle et collective. La question des sexes, vue sous le prisme de la sexualité, et surtout, celle de la vie affective (besoin d’amour, indépendance, indispensabilité de l’autre) renvoient à la psychanalyse, relue avec la conscience du fait que l’histoire a eu comme protagoniste l’homme, sa loi, sa vision du monde. D’où la critique du déterminisme biologique (Freud) mais aussi psychique (Jung) permettant d’analyser les rapports nature-culture, tels qu’ils se donnent, pris dans l’écheveau du développement de l’individu (Fachinelli). Mais le féminisme – occupé à recueillir la colère de femmes dépouillées de tout pouvoir : de leur travail, de leurs énergies ou bien la « révolte » de qui a dû s’adapter au plaisir de l’autre en ignorant le sien – ne pouvait envisager une matière d’expérience s’enracinant dans le corps, dans l’enfance, dans la vie psychique sans craindre l’impossibilité de tracer des frontières nettes marquant des « différences », sans voir se confondre de manière contradictoire conscience et défaite, sacrifice et exaltation de soi, sans risquer l’immobilisme et l’isolement politique.
Il demeurait clair cependant que si l’on ne faisait pas face à ce nœud là où il se montrait dans toute son évidence, c’est-à-dire dans la vie personnelle, l’acceptation par analogie du modèle masculin, même tourné a son propre avantage, aurait été la seule issue du féminisme. Considérer exclusivement l’esclavage des femmes amène à nourrir une haute estime pour la virilité, ce que l’on dénonce étant, en définitive, uniquement le fait que cet esclavage est « imposé » comme domination sur l’autre sexe. Même si l’on « crache sur la culture de l’homme », même si l’on pense devoir la mettre en question, c’est d’elle qu’on puise en les empruntant les modèles de la réussite, et sur le plan sexuel et sur le plan symbolique.
La nouveauté du premier féminisme consiste à avoir vu dans la vie intime – dans l’histoire personnelle, dans les questions du corps – « les signes de l’histoire ». Considérée du côté de la domination millénaire de l’homme, en effet, l’expérience féminine (mais aussi celle de tout un chacun) finit par s’ajouter, en s’aplatissant, à l’image de la « marginalité » : du « manque », de l’« esclavage », de l’« absence de signification ». On ne tient pas suffisamment compte du fait que si la vie privée a pu si longtemps ignorer ses liens avec la vie publique, c’est parce que l’aventure originaire prend place, en devenant gigantesque et en se déformant, au moment même où l’individu, homme ou femme, est encore plongé dans d’intenses sensations liées au corps, à l’angoisse de sa petitesse et de sa malléabilité à l’égard de la mère qui l’a engendré, et qui assure sa vie. Remettre en perspective et disposer l’aventure originaire dans l’histoire est une affaire qui a lieu beaucoup plus tard, si jamais elle a lieu. De ce non moindre décalage découle l’aspect contradictoire des comportements successifs, qui sont censés garder ensemble les besoins, les nécessités, et les mouvements les plus libres, tendresse et colère, dépendance et autonomie.
Traduit de l’italien par Diletta Mansella
[1] Carla Lonzi, Vai pure. Dialogo con Pietro Consagra, Rome, Scritti di Rivolta Femminile, 1980.
[2] Carla Lonzi, Taci, anzi, parla. Diario di una femminista, Milan, Scritti di Rivolta Femminile, 1978.
[3] Carla Lonzi, op. cit.
[4] Lea Melandri, « Piccolo pene, ascolta », in L’erba voglio, n° 7, 1972.
[5] Elvio Facchinelli, Il bambino dalle uova d’oro, Milan, Feltrinelli, 1974.
[6] Shulamith Firestone, La dialettica dei sessi, Bologne, Guaraldi, 1971.
[7] Lietta Harrison, La donna sposata, Milan, Feltrinelli, 1972.