Biarritz vu par Georges Ancely – photographies (1880-1895)

— Nicolas Ceccaldi


Exposition

Biarritz vu par Georges Ancely – photographies (1880-1895)

Le Bellevue, Biarritz

30 juin – 29 septembre 2012



Vue de l’exposition

Depuis une fenêtre de l’ancien casino Bellevue, je peux voir la foule estivale profitant du soleil sur la Grande Plage de Biarritz, appelée autrefois la Côte des fous en raison des pèlerins convalescents à qui l’on avait prescrit les bienfaits de la houle et des vents marins. Aujourd’hui encore, les vagues vigoureuses de cette station balnéaire de la Côte basque et son climat tempéré, idéal pour les rhumatismes, attirent retraités, surfeurs et autres rescapés de quelque ciel oxydé et mer de gazole. Mais retranché dans mon poste d’observation, je m’aperçois que les rires d’enfants et le brouhaha de la foule qui se mêlent au roulement des vagues ne proviennent pas de la plage qui s’étend pourtant à quelques mètres un peu plus bas, au pied de la colline : la fenêtre est scellée hermétiquement et la rumeur estivale est en fait un enregistrement sonore qui accompagne une reconstitution « grandeur nature » d’une scène de bain sur la Grande Plage, à la Belle Époque. Cette mise en scène avec mannequins en costumes d’antan, antiquités, accessoires, et bac à sable est l’un des dispositifs ludiques et immersifs servant de contexte aux photographies aujourd’hui présentées au casino Bellevue (ancien casino reconverti en musée et centre de congrès) dans le cadre de l’exposition Biarritz vu par Georges Ancely – photographies (1880-1895). Choix de programmation tout indiqué pour inaugurer la nouvelle saison estivale, cette sélection de clichés d’archives pris à Biarritz au xixe siècle propose à l’afflux annuel de vacanciers une amorce de contenu historiographique et pédagogique centré sur la municipalité, tout en conservant la vocation muséale des lieux en annexant la figure centrale d’un auteur-photographe, qui plus est, peu connu à l’extérieur de la région Aquitaine-Midi-Pyrénées. Homme du « Grand Sud-Ouest », né à Toulouse en 1847, Georges Ancely fut sous-lieutenant des artilleries mobiles en Afrique, commerçant (la famille Ancely possédait à Toulouse une horlogerie et un hôtel particulier) et bien sûr, photographe amateur éclairé. Il a vingt-cinq ans lors de l’invention de la plaque de verre au gélatino-bromure d’argent, et développe aussitôt une passion durable pour ce nouveau procédé photographique « ultra rapide ». Jusqu’à la fin de sa vie, il réalise des documents sur les membres de sa famille, la bonne société de sa ville natale et la vie quotidienne des contrées environnantes jusqu’aux stations thermales des Pyrénées, et ce, à l’occasion de multiples excursions souvent en compagnie de son ami Eugène Trutat, fondateur du Muséum d’histoire naturelle et de la société de photographie de Toulouse.

Le xixe siècle fut pour Biarritz une résurrection inespérée pour ce sol aride, maudit par deux siècles de pauvreté. Antérieurement, la dernière période de prospérité remontait au xie siècle alors que la baleine de Biscaye abondante dans le golfe de Gascogne constituait la principale source de revenus. Au cours du xviiesiècle, l’Eubalaenae Glacialis (dès lors représentée sur les armoiries de la ville) se fit de plus en plus rare et les pêcheurs du vieux port (l’anse où l’on dépeçait jadis ces gigantesques mammifères) durent s’en remettre à la petite pêche pour subvenir aux besoins de leurs familles. Deux siècles plus tard, Biarritz est encore une petite bourgade isolée au charme brut. L’abbé Lagarde, de Bayonne, aura connu ce petit coin de pays dans son état d’innocence, avant « l’impitoyable envahissement de l’industrie[1] ». Dans un opuscule aujourd’hui introuvable publié en 1859, il décrit avec nostalgie les traditions et mœurs simples d’autrefois, le cachet local du petit village d’antan, sous le pseudonyme d’« un habitué des bains de mer de Biarritz » : « […] si, dans les beaux jours d’été, les flots adoucis venaient caresser mollement le sable de ses rivages, si les rayons brillants d’un soleil d’Italie se jouaient avec bonheur sur la crête de ses falaises, seule, avec quelques privilégiés de la ville voisine, la population indigène jouissait de ces faveurs d’un ciel clément ; seule elle aspirait cette atmosphère pure, seule elle se plongeait dans ces ondes salutaires[2]. »

À cette époque, les plages de Biarritz sont encore le secret bien gardé d’une poignée de « bons bourgeois de Bayonne[3] » bien informés, si ce ne fut d’une certaine comtesse de Montijo, future impératrice Eugénie. Enfant, elle passa à Biarritz plusieurs étés dont sans doute aura-t-elle gardé un souvenir idyllique, puisque quelques années plus tard le couple impérial y établira sa résidence secondaire. C’est donc en 1854, date clef dans l’histoire de la ville, que Napoléon III y fit construire la villa Eugénie (l’actuel hôtel du Palais) en forme de E, en l’honneur de son auguste compagne. Biarritz devint alors la station balnéaire favorite du gotha européen : têtes couronnées et aristocrates pouvaient s’y retrouver dans un relatif anonymat loin des pressions mondaines de leurs cours respectives, tandis que l’absence de véritable règlement municipal leur permettait de construire selon leurs fantaisies d’extravagantes résidences sur des terrains encore peu exploités (de préférence à proximité du palais impérial).

Réalisée à partir des archives de la famille Ancely et du Musée Paul-Dupuy de Toulouse, l’exposition se concentre sur les images prises à Biarritz et le long de ses rivages,en privilégiant les trois plages principales et le rocher de la Vierge, selon le registre standard établi par une industrie déjà florissante de la carte postale balnéaire. Mais c’est toujours en simple amateur qu’Ancely opérait, à partir d’une nécessité intérieure et selon une démarche rigoureusement personnelle dénuée d’ambition commerciale aussi bien qu’artistique. Il posait son trépied là ou d’autres auraient posé leur chevalet suivant la richesse de point de vue pittoresque qu’offre le littoral. La fermeture en ciseaux du golfe de Gascogne (dont le centre axial ferait de la gare de Perpignan le centre du monde, selon Salvador DalÍ) et la dérive des continents ont laissé à Biarritz une géomorphologie telle que les tentatives ultérieures de mise en valeur du territoire amorcées en 1854 par le couple impérial seront toujours esthétiquement redondantes. Et malgré les chantiers de construction qui se multiplièrent au fil des ans, le front de mer de Biarritz aura subi un défigurement relativement modéré. Ainsi, au cours de sa visite, l’historien amateur s’amusera à comparer en détail ses endroits familiers à l’état dans lequel ils se trouvaient à la fin du xixe siècle, époque charnière où la municipalité avait déjà solidement établi sa réputation de station balnéaire à la mode. Certes, le visiteur attentif saura reconnaitre ici un ouvrier prenant le bain avec ses enfants, exhibant des bras musclés et bronzés, ou là, Eugène Trutat nous faisant signe de la main depuis une embarcation, assis entre deux pêcheurs. Mais quoi qu’il en soit pour chaque vendeur de beignets ambulant, il y a une cohorte de gamins en uniforme de marin ; et pour chaque prince de Galle photogénique sortant de sa voiture, du casino ou en promenade sur la Grande Plage, il existe une foule indifférenciée dissimulée sous autant de hauts-de-forme et ombrelles en dentelles. Se laissant aller encore une fois à ses souvenirs de jeunesse, l’abbé Lagarde ajoute : « Ah ! il y a un abîme de dix siècles au moins entre les exigences d’alors et celles d’aujourd’hui entre le franc et modeste laisser-aller de cette époque [pré-1854] et les modernes caprices de la mode orgueilleuse qui veut que de nos jours on n’aille plus au bain qu’en robe de soie, mantelet de dentelles et souliers de satin[4]

D’abord la population indigène, puis les convalescents, le couple impérial, l’aristocratie, la bourgeoisie, et enfin les classes moyennes (surfeurs, etc.) : il serait possible d’établir une trame chronologique où s’ordonnerait les différents segments démographiques dominants qui choisirent Biarritz comme lieu de villégiature. Chaque tendance-consommateur correspondrait aux catégories suivantes : innovateurs, adeptes précoces, majorité précoce, majorité tardive, puis (dans un sens non péjoratif) les « trainards », selon le principe des cycles d’adoption des technologies d’Everett Rogers. Dans son étude de 1957, Rogers décrit un modèle de diffusion des nouvelles technologies en milieu rural et leur adoption en fonction de leur profil psychologique et démographique en partant des innovateurs – plus éduqués, prospères et prônes au risque – jusqu’aux « trainards » – moins éduqués, conservateurs et possédant de plus petites fermes. La technologie dont il est ici question serait la station balnéaire à la fois comme commodité et dispositif productif : l’acte de consommation, qui commence dès les premières migrations estivales, produit de nouveaux touristes qui à leur tour alimentent la valeur et la réputation de la station balnéaire choisie. En tant qu’usagers de la technologie balnéaire, Ancely et Trutat appartiennent à la majorité précoce. En revanche, dans le domaine de la photographie, ils s’illustrent comme innovateurs, puisqu’ils sont parmi les tout premiers à adopter la plaque de verre au gélatino-bromure d’argent, bien que confinée à la sphère domestique du loisir. Cet usage privé, voire occulte de la photographie, est corollaire de la figure du dandy fin-de-siècle portée par Charles Baudelaire, vers un aventurisme flâneur, curieux d’un monde extérieur, qu’il parvient néanmoins à dominer en y opposant sa propre intériorité souveraine. Mais dans la mesure où le tourisme pratiqué par Ancely est lettré ou raisonné, sa photographie est quant à elle illettrée : d’abord par comparaison à la conscience de soi qui caractérisera ultérieurement les développements modernistes du médium, et enfin par rapport aux techniciens spécialistes du daguerréotype qui le précédèrent et dont le rôle hérité de la tradition picturale était encore de renforcer l’aura d’immuabilité de leurs clients. De telles circonstances font qu’Ancely incarne le point de rencontre des deux technologies qui contribueront à l’avènement d’un nouvel ordre mondial : d’une part, la station balnéaire comme technologie de circulation, et d’autre part la photographie comme outil de recensement et de contrôle. En s’aventurant dans le monde extérieur muni de son appareil, il fait courir inconsciemment à ses semblables un péril auquel ils seront de toute façon tôt ou tard condamnés : leur dissolution ultime dans la multitude informe et la barbarie marchande. Il est à la fois témoin et à l’origine des premiers signes de déclin de l’âge d’or dont il est issu.

Ce n’est pas un hasard si les lolis gothiques de Harajuku puisent sans retenue dans les placards victoriens  et Belle Époque de leurs arrière-grands-parents, engendrant à l’occasion des excroissances steampunk : de toute évidence, la fin est proche. La désintégration imminente du monde classique se lisait déjà sur les visages flous des vacanciers, et la mine légère de l’heure du bain dissimulait avec peine ce vague sentiment de terreur, à moins que ce ne soit la crainte d’un raz-de-marée, ou d’un cancer de la peau. Contrairement aux mœurs actuelles, où dès les premiers jours de juin la foule se répartit sur la totalité de l’espace de plage disponible et maximise son périmètre personnel, les plagistes de 1890 restent quant à eux groupés et entièrement vêtus, même dans l’eau. C’est dans cet écart entre les tenues de plages d’époque et celles d’aujourd’hui que se trouve un morne punctum, matériel neutre et isolant, mais qui assure néanmoins le contact entre nos deux époques et par la même occasion, apporte une ligne de fuite vers la toute dernière salle de l’exposition qui s’ouvre littéralement sur le présent grâce à une rangée de fenêtres donnant sur la Grande Plage. Souvent, la présence de fenêtres dans un lieu d’exposition pose problème, car elles infligent un anéantissement de ce qui se trouve à l’intérieur en invitant à la méditation sur le monde réel. Mais ici, les fenêtres ont été intégrées ostensiblement et avec succès. Le long du mur central, se succèdent par alternance des agrandissements d’après tirages originaux et des fenêtres au format identique. Le potentiel d’identification refait surface et atteint sa cible : ce qui est perdu en caractère auctorial et autoritatif se gagne du côté de l’accessibilité émotionnelle. L’aura muséale, évacuée en faveur d’une pédagogie à tendance ludique invite à l’empathie et à un rapprochement vers la substance réelle, vers le vécu. Mais dans ce cas précis, l’identification aux sujets photographiés ne procède pas directement de l’effort pédagogique, mais relève plutôt par effet pervers d’une certaine mise à distance convulsive. Si le dispositif d’exposition au complet tend à s’évaporer dans les réseaux d’aération climatisée de la matrice du réel, la responsabilité revient au « visiteur averti » de sauver les apparences en tenant le tout à bout de bras, à distance sanitaire d’observation. En regardant par la fenêtre, le mouvement de l’âme qui me rapproche de la plage de 2012 en cache un second, plus profond cette fois, et qui me rapproche des malheureux spectres qui habitent les images d’Ancely. Dans ce va-et-vient de mouvements de l’âme, la fenêtre est une porte magnétique où s’engouffrent les intensités émotionnelles, et devient par la même le véhicule allégorique du super-ego des bourgeois fin-de-siècle qui atteint son incarnation finale dans cette dernière salle d’exposition : il s’agit d’un point de retranchement tout indiqué pour trouver refuge, soit en son for intérieur, soit en faisant demi-tour, dans la reconstitution grandeur nature d’une scène de bain sur la Grande Plage, un siècle auparavant. En surplomb, c’est aussi l’endroit idéal pour déclamer son extériorité à ce monde tout en scrutant l’horizon avec ressentiment − le ressentiment du rêveur prisonnier de sa propre clairvoyance, condamné à faire face à la descente inévitable de la société dans la barbarie cybernétique. Mais cette plongée en avant se heurte avant tout à un vitrage hermétiquement sécurisé qui me renvoie ma propre image : qui suis-je ? Un aigle (un vautour ?) au regard perçant qui « survole le champ de bataille » ? Un clone maintenu en vie par des machines à vapeur ? La foule est-elle terrifiante ? Une expérience authentique du présent me sera-t-elle encore un jour accordée ?

  1. [1] Abbé Lagarde, « Une saison  d’été à Biarritz », in Atalaya, nº 24, juin 2009, p. 8.
  2. [2] Ibid., p. 5.
  3. [3] Idem.
  4. [4] Ibid., p. 6.