Christopher d’Archangelo, À l’encontre de l’intuition, commençons avec une image
Exposition
Anarchism Without Adjectives : On the work of Chris d’Arcangelo
Artists Space, New York
10 septembre – 16 octobre 2011
Le premier volet de cette exposition s’est tenu au CAC Bretigny (19 juin – 30 juillet 2011). Commissaires : Dean Inkster et Sébastien Pluot en collaboration avec Pierre Bal-Blanc
Le 9 mars 1978, Christopher D’Arcangelo se trouvait au Louvre. Il venait juste d’exécuter un acte de rébellion dans le musée, ayant décroché du mur un tableau de Gainsborough, Conversation in a Park (1745), pour le poser sur le parquet, juste au pied du mur, à l’endroit où il était exposé précédemment. Dans l’espace vacant sur le mur il avait collé la photocopie d’une déclaration sur l’anarchisme (« Lorsque je déclare que je suis un anarchiste, je dois aussi déclarer que je ne suis pas un anarchiste, pour rester en accord avec l’idée (…) d’anarchisme »), ainsi que deux questions en rapport avec le déplacement qu’il venait de faire :
« Lorsque vous regardez un tableau où regardez-vous ce tableau ? »
« Quelle est la différence entre un tableau sur un mur et un tableau sur le sol ? »
Avant de nous intéresser à ces questions, concentrons-nous sur la figure de D’Arcangelo. D’Arcangelo était presque toujours au centre de sa pratique, en tant que présence physique. C’était un être charnel qui négociait les conditions et les effets du pouvoir institutionnel sur la réalité constitutionnelle et matérielle du corps. C’était aussi un fantôme la plupart du temps, son absence et son effacement délibéré agissant pour une prise en compte encore plus convaincante de la manière dont le moi peut être constitué à l’égard des limites des architectures muséologiques et hiérarchiques et des idéologies. Sur la photo, D’Arcangelo a accompli son opération interventionniste, il doit maintenant prendre la fuite. Un sentiment palpable et simultané d’accomplissement et de tension nerveuse se lisent nettement sur son visage, ainsi que dans la rigidité de la posture de son corps maigre et nerveux. À cet instant, le seul objectif est de fuir, de ne pas être attrapé.
D’Arcangelo avait bien quitté le Louvre sans avoir été remarqué. Et il s’est débrouillé pour cacher bien d’autres choses également. Un peu comme un fugitif de son histoire, D’Arcangelo – par une série de stratégies consciemment déployées (spécificité temporelle et architecturale, anonymat fabriqué, refus de la production basée sur les objets échangeables, brièveté de sa carrière, résistance antagoniste à toutes les filières qui permettent de « voir » l’art) – a été capable de conjurer en grande partie les conditions actuelles de l’historisation et de la canonisation (et même de la réception). Contrairement à la plupart des pratiques culturelles, la postérité et la reconnaissance posthume supposées a priori ne sont guère exprimées dans son travail. Le plus souvent elles sont niées.
Alors, nous avons raison de nous concentrer sur cette image de fuite, en prenant conscience de sa valeur métaphorique. Ce désir – ne pas se faire prendre, rester invisible – a été opérationnel à tous les niveaux de la pratique de D’Arcangelo. Il a cultivé des modes de fonctionnement qui lui ont permis de rester « non écrit », selon les mots de Thomas Crow.
La simultanéité présence-absence fondamentale fournit un sous-texte connectif à l’exposition qui se tient actuellement à Artists Space, mais elle crée aussi des fissures innombrables dans les fondations conceptuelles de l’exposition. D’Arcangelo est reconstruit, non pas à partir de matériau d’archives mais à partir d’une série de réminiscences et de considérations fournies par des amis et des collègues. Sur deux tables basses, sont posés six postes de télévision à écran plat, chacun diffusant un entretien au sujet de D’Arcangelo et de son travail (les entretiens sont faits avec Stevan Antonakos et Naomi Spector, Benjamin H. D. Buchloh, Daniel Buren, Ben Kinmont, Peter Nadin et Lawrence Weiner). Chacun d’eux utilise un format de montage identique, se déplaçant entre les prises de vue des « présentateurs » et des gros plans sur les mains de l’interlocuteur qui classent des dossiers contenant le matériau sur D’Arcangelo. Le mode du documentaire filmé suppose que D’Arcangelo peut être sans problème reconstitué en une présence historique, en dépit de la relation très ambivalente et complexe qu’il a entretenu à la fois avec l’histoire et la présence, conditions requises qui ont encadré sa pratique.
Cette pratique a pris plusieurs formes diverses (bien qu’apparentées). Il y a eu une série d’interventions dans les musées et les galeries, dans lesquelles il a consciemment pris des risques de blessures corporelles, ainsi que de persécution gouvernementale. Ceci est allé de l’enchaînement à la grille d’entrée du Whitney Museum of American Art jusqu’à l’intervention au Louvre décrite ci-dessus, en passant par une pulvérisation de peinture sur le plexiglass réfléchissant recouvrant les tableaux du Norton Simon Museum (en déclarant que le reflet produit par cette surface créait
«… un tableau qui n’était pas peint par un artiste mais peint par le musée. »)
Parallèlement, il y eut une série de « constructions fonctionnelles », créé en collaboration avec l’artiste Peter Nadin. Ces œuvres étaient les produits du travail manuel alimentaire entrepris par les artistes, ceux-ci étant généralement incapables ou réticents à subvenir à leurs besoins au sein des contraintes économiques de l’économie artistique. Ainsi, ce que Nadin et D’Arcangelo ont produit (par un simple repositionnement des concepts « d’art(iste) » et de « travail(leur) ») interrogeait un espace de production (par exemple la loft culture en plein essor dans le centre de New York) extérieur aux impératifs d’acceptation institutionnelle et de valorisation. Dans ses notes (1978) pour les « Constructions fonctionnelles », D’Arcangelo écrit :
OBJETS DE LA PRATIQUE
A. Les œuvres sont des constructions fonctionnelles ou des espaces transformés ou remis à neuf qui sont réalisés en accord avec (coïncident ?)les limites sociales et économiques existantes.
B. En tant que travailleurs notre produit doit s’intégrer dans les limites économiques et sociales existantes afin que nous puissions survivre.
– les œuvres sont exécutées comme purs moyens de survie.
– aucun produit ne peut exister sur un plan purement visuel
– l’œuvre est visible, donc visuelle, mais si nous devions proclamer qu’elle est seulement visuelle elle ne pourrait plus conserver sa base socio-économique viable.
Finalement, D’Arcangelo participe à une exposition de groupe à Artists Space en 1978. Sa contribution était double : un texte mural axé sur la critique des présomptions idéologiques et économiques de l’institution qui lui avait proposé de s’exposer. Il a également demandé que son nom soit retiré (et remplacé par un blanc) de tout le matériau dérivé (invitations, catalogue, etc.). Voila ce qu’aura été sa contribution singulière à des demandes d’exposition plus « traditionnelles » (et j’utilise le terme au sens large) avant sa mort prématurée en 1979.
Dans ses notes (1978) pour une action à la galerie Rosa Esman à New York, après ne pas avoir été invité à une exposition de groupe, D’Arcangelo pose une question prémonitoire : « Qu’est-ce que ça veut dire ne pas être invité ? » En suivant cette logique, et à la lumière de son actuel reconnaissance, le temps est venu maintenant de poser la question (à la Crow) : qu’est-ce que cela veut dire être « non écrit » ? Que veut dire être invisible ? Et quel pourrait être le bénéfice d’habiter ces états liminaux sur lesquels D’Arcangelo a élaboré sa carrière ? Comme il est maintenant (finalement ? fatalement ?) devenu assujetti aux processus jumelés de l’institutionnalisation et de l’historicisation, ces questions sont de plus en plus nécessaires à toute analyse du travail de D’Arcangelo.
La colonisation par D’Arcangelo de l’extériorité, de l’action liminaire et de la temporalité n’excluait pas un dialogue soutenu avec des précédents en histoire de l’art. En fait, sa pratique est profondément ancrée dans une considération (et extension) des innovations artistiques des années 1960 et début des années 1970 dans le domaine sculptural et conceptuel. On pourrait voir l’intervention du Louvre comme une distillation de ces préoccupations.
Pour expliquer cela, revenons aux questions proposées par D’Arcangelo au Louvre. Ce sont des questions certainement influencées par les premières avancées de la critique institutionnelle – à savoir, le travail de Daniel Buren (pour lequel il a travaillé comme assistant) et de Michael Asher. De multiples façons, ce travail démontre une fusion entre deux stratégies critiques différentes – qui intègrent la politisation affichée de Buren à la spécificité architecturale de Asher. De plus, lorsque D’Arcangelo étale le tableau de Gainsborough sur le sol, il engage l’espace architectural généralement entrevu où le parquet rejoint le mur, où l’horizontal devient le vertical, et D’Arcangelo interroge subtilement les présomptions idéologiques attenantes ancrées dans cette transition. Cet espace était bien sûr fondamental pour les narrations sculpturales des Minimalistes et des Post Minimalistes. Les exemples en sont nombreux et variés : Chunk (1967), Spashing (1969) et Prop Pieces (1968-1969) de Richard Serra ; Hang Up (1966) et Accretion (1968) de Eva Hesse ; les planches de John McCracken ; Corner Piece (1969) de Lynda Benglis. Michael Asher a également utilisé cet espace dans son exposition à la Lisson Gallery (1972), en créant un déplacement architectural dans le périmètre spatial de la galerie. Je dirais que D’Arcangelo représente une radicalisation et une reconfiguration du paradigme sculptural dans son action au Louvre. La matérialité du modèle sculptural (et je dirais que, dans une certaine mesure, Asher est toujours engagé dans un projet physique, matériel) fait place au purement conceptuel dans l’intervention de D’Arcangelo. En ce sens, D’Arcangelo parvient à une incorporation et une extension des innovations antérieures en matière de sculpture, de critique institutionnelle et d’art conceptuel basé sur le langage.
Les multiples contradictions qui sont manifestes dans la pratique de D’Arcangelo sont impossibles à retrouver dans le modèle de l’exposition actuelle. Peut-être sont-elles simplement irrécupérables ? Les entretiens diffusés à Artists Space présentent D’Arcangelo sous divers aspects souvent incompatibles : il est tantôt foucaldien, tantôt marxiste, ami, collègue, héritage. Chacune de ces lectures toutefois (et toutes sont dignes de considération) ne donne que des interprétations incomplètes – et toujours motivées – de la pratique de D’Arcangelo. Chacune d’elles offre aussi un moyen pertinent d’entrer dans une œuvre oubliée. Si nous considérons chaque entretien comme la pièce d’un puzzle, nous finissons par comprendre que notre puzzle pourrait bien n’être jamais achevé. Et que, de manière hésitante, la partie et la fracture étaient implicites dans le travail de D’Arcangelo, depuis le début.
Traduit de l’américain par Michèle Veubret