Company Man, Sur l’exposition Thinking of readymades belong to everyone® à Greene Naftali, New York
C’est devenu un lieu commun d’observer que l’ascension du collectionneur dans les trente dernières années a réduit le pouvoir relatif des artistes, des critiques et des curateurs, tout en renforçant la consolidation toujours croissante de la propriété privée et de l’inégalité sociale.[1] Les nouveaux collectionneurs financent les œuvres d’art, et les emmagasinent dans des ports francs, en niant l’investissement affectif et subjectif traditionnellement associé à la collection et au mécénat. Une histoire alternative à cette réalité contemporaine déprimante a été mise en avant dans l’exposition Thinking of readymades belong to everyone (Réflexion sur Les ready-made appartiennent à tout le monde®) à la galerie Greene Naftali, qui a présenté l’œuvre d’une « agence » artistique fondée par l’artiste conceptuel français Philippe Thomas en 1987. La prémisse de l’activité de cette « agence » était d’une simplicité trompeuse : les clients obtenaient le droit d’auteur des œuvres d’art produites par l’agence en retour de leur soutien financier. Thomas effaçait donc son nom de ses œuvres en englobant les principales dans un scénario fictionnel plus large, lequel paradoxalement remettait en question la réduction de l’art à une catégorie d’actifs en livrant la production à la logique de l’entreprise. L’anonymat qui en a découlé, combiné avec la mort prématurée de l’artiste et les contradictions étourdissantes de sa pratique, ont sévèrement réduit son audience publique aux États-Unis. Dans sa première exposition complète à New York depuis les années 1980, les œuvres qui auraient pu dénoter et paraître sophistiquées ou cyniques isolément, suggèrent une fois regroupées une réinterprétation significative du readymade, qui associe la propriété au droit d’auteur pour mettre en question les effets aliénants de la propriété privée. Les projets néo conceptuels de Thomas à la fin des années 1970 et au début des années 1980 – AB, Ligne générale et Information, fiction, publicité – exploraient la matérialité du langage, la discursivité de la fonction de l’auteur et les affects de la dé subjectivation de la culture de masse. Les ready-made appartiennent à tout le monde® ont élargi cette recherche avec le développement de ce que Thomas appelait « fictionnalisme » – une utilisation d’hétéronymes de substitution et de langage performatif pour créer une réalité virtuelle, ou pour mettre en évidence les fictions qui sous tendaient les effets de réalité naturalisés. Le double mouvement de cette dé-constitution et reconstitution de droit d’auteur fut exposé dans une conférence/performance à Beaubourg en 1987, intitulée « Philippe Thomas décline son identité », dans laquelle il rejetait son identité tout en lui donnant une déclinaison quasi grammaticale, en rattachant les thèmes de son travail précédent à la fictionnalité de l’auteur et en y incorporant une mise en scène des questions posées par le public. Ces idées furent développées plus tard dans l’année dans la première exposition Les ready-made appartiennent à tout le monde® à la Cable Gallery à New York, d’où proviennent de nombreuses œuvres exposées chez Greene Naftali. Les visiteurs y trouvaient Thomas assis derrière un bureau entouré de plantes vertes qui évoquaient l’atmosphère d’une agence de publicité des années 1980 ou d’un Décor de Broodthaers, ainsi que des publicités pour l’agence et des œuvres attendant anonymement leurs futurs auteurs potentiels. L’affiche Publicité, publicité (1988), qui montre une étagère avec des livres sur Warhol, Beuys, Broodthaers, Duchamp et d’autres, annonce la lignée artistique et le cadre discursif dans lesquels les auteurs/acheteurs potentiels vont entrer. Le texte « histoire de l’art à la recherche de ses personnages » précède un argument de vente très convainquant :
avec nous, vous trouverez tout l’équipement dont vous avez besoin pour que votre nom soit définitivement lié à une œuvre d’art, une œuvre qui n’aura attendu que vous et votre signature pour venir au monde. En tant qu’auteur à part entière de l’œuvre d’art, vous rejoindrez les plus grands noms aux catalogues et aux programmations de tous les meilleurs musées, galeries et collections privées. […] L’histoire est en train de se faire : faites partie de l’histoire !
Une fois cette fiction établie, les œuvres que Thomas offrait à ses personnages étaient pour la plupart vides et interchangeables, convoquant une potentialité qui reflétait celle de l’auteur qu’il avait déplacé. Sujet à discrétion (1985) qui précéda l’agence et les actions comme une sorte de Pierre de Rosette dans sa pratique, est composé de trois photographies couleur encadrées de la Méditerranée, identiques exceptées leurs cartels, où l’on peut lire successivement « ANONYME, la mer Méditerranée (vue générale) multiple », « PHILIPPE THOMAS, autoportrait (vue de l’esprit) multiple, » et « CLAIRE BURRUS autoportrait (vue de l’esprit) pièce unique ». La ligne d’horizon surélevée de ces photos ostensiblement sans sujet présente le point de vue d’un spectateur en surplomb, rappelant le fameux plan final du film Le Mépris de Godard, où les perspectives antagonistes d’Ulysse, de Fritz Lang, de Paul, de Godard et du spectateur convergent finalement dans un cadre unique – un espace naturel inévitablement imprégné d’histoire et de mythe. Dans le système installé par les photographies et leurs cartels, la paternité de l’œuvre est multiple et transmissible, sauf pour le collectionneur/auteur (Claire Burrus), dont l’œuvre est la seule mentionnée comme « pièce unique ». De même que la multiplicité des perspectives de Godard est restreinte à la fin par un unique cadrage de la caméra, Thomas retire son œuvre de la fiction finale d’une fin ouverte et d’une désubjectivation radicale. Thomas peut être multiple, mais pour Burrus, l’acte d’achat qui confère la paternité de l’œuvre et qui la contraint, établissant une tension entre l’échange et l’individuation contenus dans une série de toiles codes-barres bien installées à Greene Naftali sur le mur adjacent. Peintes de différentes combinaisons de couleurs et numérotées en fonction de leurs acheteurs/collectionneurs, ces toiles donnent une expression savoureuse à l’idée que se fait Thomas du sujet capitaliste : interchangeable mais encodé par une spécificité qui se perpétue dans l’acte d’achat. Là l’interchangeabilité utopique des rayures readymades de Buren rencontre sa négation dans la marchandise et la vie nue du nombre tatoué des camps.
Ces œuvres, tout en montrant une maîtrise irréfutable des problèmes esthétiques et philosophiques, soulèvent des questions concernant la sincérité et l’engagement du projet de Thomas. Est-ce que la paternité de l’œuvre qu’il s’est donné la peine de déplacer peut être réellement achetée et vendue comme n’importe quelle marchandise avec code-barres ? Est-ce que cela n’est qu’une autre tentative cynique de faire danser les relations pétrifiées à une époque de repli dans l’économie politique ? Si cette note est clairement assénée, l’affirmation que les « readymades appartiennent à tout le monde » fait contraste, et soulève une perspective de responsabilisation et de paternité/possession communes de la production artistique. Dans ce slogan, le « fictionnalisme » de Thomas sape la fiction de l’individu, et faisant écho au griefs de Foucault, selon lesquels seule la fonction d’auteur écourte la « libre manipulation, la libre composition, décomposition et recomposition de la fiction[2]». Dans un monde de signification incontrôlée, c’est la responsabilité discursive – pas de la mort de l’auteur – qui sauve le langage de l’idéologie. La marque de fabrique à la fin du titre de l’agence restaure une note de réalisme capitaliste et éclaire fait ressortir le paradoxe, subséquemment exploré par Reena Spaulings, Bernadette Corporation, Art Club 2000, Claire Fontaine et autres, d’une pratique collective sous le régime de la propriété privée.
Thinking of… (1993), la photographie qui donne son titre à l’exposition, montre un groupe d’auteurs/collectionneurs/hétéronymes sur la Place Saint Marc de Venise qui pensent aux participants absents du projet de Thomas. Ce rassemblement rend hommage à un groupe que l’on peut voir comme les co-auteurs de Thomas, accréditant l’affirmation fantasque de Benjamin que le fait d’écrire des livres est la manière la plus louable de les collectionner. Là Thomas a une fois de plus renversé ses termes, rassemblant ses collectionneurs en un portrait de groupe d’une pratique étendue aux réseaux sociaux et cognitifs. Aujourd’hui il est difficile de considérer ce rassemblement de grands bourgeois blancs comme une future communauté de sujets d’émancipation. Toutefois, il cartographie une relation qui est des plus intenses (émouvantes) par sa rareté dans notre monde artistique férocement hiérarchisé. Où trouverait-on aujourd’hui une telle assemblée d’artistes, de marchands, de collectionneurs et de critiques soumettant leurs identités organisées à l’appareil d’une pratique d’art conceptuel ? Image d’absence et de présence, cette photographie dresse un mappage de réseau de participation et de responsabilisation, un champ de contradictions prêt à être renforcé par des auteurs ultérieurs.
Traduit de l’anglais par Michèle Veubret
- [1] Andrea Fraser, « L’1%, C’est Moi » reste une déclaration paradigmatique sur cette dynamique. Publié pour la première fois dans Texte zur Kunst, n° 83, septembre 2011, pp. 114–127. ↩
- [2] Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », in Dits et écrits tome 1, Gallimard Quarto, 2001, texte n° 69. ↩