des nouvelles de new york

— David Lieske

Publié pour la première fois comme contribution au blog du site de l’artiste Michaela Eichwald (www.uhutrust.com), le 19 octobre 2010. Toutes les photographies sont de David Lieske.

 

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je devais donc rejoindre la ville où allaient se décider ma carrière et mon destin. tous mes amis étaient d’accord là-dessus : new york était « la » ville qu’il me fallait. je partais comme pour une mission, fort des prophéties euphoriques qu’on m’avait faites sur le tournant qu’allait sans aucun doute prendre ma vie à partir de cette situation particulièrement favorable.

on m’avait fait miroiter un état d’esprit tout à fait nouveau, de nouvelles perspectives, de l’amour, de l’argent et du succès. de tous côtés, on considérait le fait que je travaille avec le tout nouveau galeriste de l’upper east side comme un coup de génie. le voyage s’est déroulé tout simplement. vol direct berlin-new york, sans escale. vu six films à moitié, dont certains de mes préférés comme par exemple le journal d’une baby-sitter dans lequel scarlett johansson joue la baby-sitter de l’ancienne directrice de la galerie gagosian. c’est exactement ce que je pourrais regarder tous les jours pendant des heures. scarlett johansson essaie de nous expliquer comment bien conduire sa vie quand on la conduit mal, avec de belles images, et les êtres les plus beaux sous un soleil éclatant. j’avais déjà beaucoup entendu parler du ciel toujours clair et de l’impressionnante atmosphère lumineuse qui règne là-bas. on peut arranger le caractère inhumain d’une situation, météo y compris, aussi facilement au cinéma qu’avec des mots.

très bonne manière de prendre connaissance de mon nouveau foyer, le upper east side. et puis j’ai regardé rapidement le magicien d’oz, déjà impatient de me procurer le nouveau livre de john waters que j’avais prévu d’acheter dès mon arrivée.

j’avais un peu oublié à quel point new york est considéré comme l’épicentre de l’histoire de l’art et de l’art contemporain, et qu’avoir une exposition là-bas c’est quelque chose d’un peu particulier, qu’il faut envoyer une carte postale à ses parents pour qu’ils sachent comment ça se passe et qu’ils n’ont pas à se faire de souci. je l’avais vraiment oublié, ou refoulé, même si on m’avait aussi dit, par exemple, « c’est maintenant que ça commence vraiment »… sans doute l’avais-je complètement ignoré pour la simple et unique raison que j’avais justement eu une grosse angoisse devant la perspective de ce voyage, et qu’à cause de cela aussi sans doute, je n’avais pas du tout préparé mon exposition. j’avais seulement emballé quelques pièces qui n’allaient pas forcément ensemble et que j’imaginais pouvoir peut-être exposer.

la première chose notée sur mon agenda était censée être un barbecue de bienvenue à la galerie, où je pouvais inviter mes anciens camarades amateurs de musique
– d’autres allemands qui étaient dans le coin sont venus même, des amoureux, des gens de passage. et alors, à chaque fois qu’on m’interrogeait sur ce que j’allais exposer et que je répondais, « pas la moindre idée », je voyais des visages déformés par la panique. ce soir-là, quelques personnes me mirent en garde en me disant de ne pas encore gâcher une chance, et finalement personne ne trouva drôle ni même particulièrement malin que je sois venu en n’ayant pour ainsi dire rien préparé.

ça ne se passe pas comme ça ici me firent-ils comprendre ; malgré toute la transgression qu’il est bon d’apporter dans ses valises (ce que l’on m’avait suggéré à l’avance), dans cette ville on attend de vous un travail sérieux – c’est bien le moins.

j’avais l’impression d’être dans le coup et tout à fait à mon avantage, et je me figurais que j’avais fait tout ce qu’il fallait. dans les conversations antérieures, le galeriste avait toujours été très détendu et il ne m’avait jamais donné l’impression d’attendre beaucoup de choses de moi. ma première proposition de projeter dans la galerie les films alien II et III lui avait plu. il avait même explicitement indiqué qu’il ne voulait pas d’« exposition conventionnelle », ce qui m’avait d’ailleurs fait m’interroger sur ce que cela pouvait bien être, jusque là j’avais toujours pensé que l’art que je voulais faire ou que les autres faisaient, et que l’on s’accordait à appeler « art » n’avait rien à voir avec cela, et donc qu’il n’y avait aucun danger là-dessus.

il faut croire que je n’avais pas bien écouté, ou bien seulement à moitié, comme pour ne pas avoir à m’en préoccuper.

puis le lendemain les choses sérieuses ont commencé. j’ai avec un grand plaisir posé sur la table du galeriste les leurres pour oiseau que j’avais achetés la veille au magasin d’accessoires de chasse de la friedrichstrasse.

malheureusement les pies en plastique recouvertes d’un flocage de velours n’ont pas chez lui suscité d’euphorie majeure, et j’ai ainsi lentement réalisé que j’avais peut-être un peu trop attendu de ce coup improvisé. j’ai remis en vitesse les oiseaux dans leur cage, et le tout a été rangé de l’autre côté du paravent ikea qui délimitait l’espace d’exposition.

et puis je suis resté renfrogné, assis à un bureau à chercher et classer sur google des photos d’hommes poilus en vérifiant tout le temps que les reflets de l’écran de mon ordinateur dans la fenêtre du bureau ne me trahissaient pas. tué le temps jusqu’à l’heure du déjeuner, et puis doucement la panique m’a envahi…

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deux semaines plus tard :

ma situation avait complètement changé. brusquement, il n’y avait plus rien de cette attitude non-productive des débuts, au contraire je me trouvais au milieu d’un gigantesque processus de production que j’avais moi-même enclenché, tant l’idée de ne pas être à la hauteur de ce qu’on attendait de moi m’angoissait. on avait acheté des tissus africains en masse. ça m’était revenu à l’esprit qu’ils m’avaient beaucoup plu à londres, et j’avais justement entendu dire à new york on pouvait trouver tout ce qu’on voulait à partir du moment où on avait de l’argent, et c’était effectivement le cas. le travail à la galerie étaient simplement structuré, organisé de manière hiérarchique : le galeriste alex zachary observait et gardait sous contrôle mes efforts désespérés, et il avait sous ses ordres un assistant incroyablement serviable, mathew sova, qui s’était révélé être un coup de chance absolu. par sa culture et son intuition il maîtrisait de manière grandiose des masses de problèmes. je l’interrogeais toutes les cinq minutes pour avoir son avis. dieu merci il avait toujours réponse à tout, immédiatement. sans doute cela tenait-il à ce que, premièrement, il était sous la surveillance permanente du boss, et deuxièmement, à ce qu’il ne nourrissait aucune ambition dans aucune direction. il n’avait pas choisi le boulot d’assistant comme tremplin dans le monde artistique, comme c’est souvent le cas, et il ne cherchait pas vraiment non plus à jouer un rôle du côté des affaires. je tombai immédiatement amoureux de lui…

suite

naturellement c’était un peu étrange que mathew et moi, nous soyons désormais devenus des amis intimes, d’autant plus que je vivais pour ainsi dire à côté de la table de travail où pour un salaire misérable il devait prendre jour après jour acte de mes décisions. un jour il m’emmena chez lui, dans un quartier très éloigné dans brooklyn qu’on appelle « bed stuy ». « bed stuy est un ghetto mondialement connu », m’avait signalé un autre collègue. mais les gens dont j’avais maintenant fait la connaissance habitaient tous là-bas et je ne pouvais pas me les représenter enfermés dans un ghetto. en fait c’était plutôt des jeunes gens de bonne famille qui étudiaient à harvard ou à columbia university et qui savaient à peu près tout sur la moindre rumeur que quelqu’un pouvait avoir à un moment ou à un autre laissé filer. d’ailleurs ce bed stuy ne ressemblait pas non plus à un ghetto, mais plutôt à un quartier de londres dans lequel je n’avais jamais été mais qu’il me semblait connaître d’après des photos. normalement, ici les loyers étaient encore abordables et le quartier était en fait plutôt sûr dans l’ensemble. « afro american middle class », avait dit un chauffeur de taxi avec lequel j’étais venu dans le quartier une des premières fois. dans cet environnement, le sentiment étrange d’être un intrus ne me quittait pas et je ne pouvais m’empêcher de penser sans cesse à l’animation dans le film princesse mononoke. à ce cerf étrangement gigantesque qui à chaque pas dans l’herbe verte fait s’épanouir puis se faner une vague de fleurs. j’étais ainsi sans aucun doute un élément de cette avant-garde de gentrification qui arrivait ici et allait transformer ce quartier pour toujours, mais justement c’était ça la ville, c’était comme ça que fonctionnait new york, des gens me l’avaient dit et redit.

en fait le upper east side me plaisait davantage : j’avais l’impression d’y être moins coupable. les espaces des galeries me plaisaient bien. j’avais entre-temps fait envoyer de londres des sérigraphies que j’y avais laissé, et demandé à un encadreur japonais qui se trouvait dans un quartier au nom prometteur de « prospect hights » de maroufler des tissus sur des cadres et de préparer des maries-louises au format de magazines d’art.

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deux semaines plus tard :

d’une façon ou d’une autre l’exposition était soudainement presque finie. les derniers jours avaient été très éprouvants pour les nerfs. la seule chose qui me maintenait debout était la pseudo-éphédrine, un dopant contenu dans l’advil cold and sinus, un médicament contre le rhume que l’on peut acheter ici dans n’importe quelle pharmacie sur présentation de sa carte d’identité – mais seulement deux boîtes par jour. la meilleure combinaison était, selon moi, d’en prendre avec le cocktail dark and stormy que j’avais découvert au cours d’une visite à rhode island avec mathew et jenny borland. on utilise aussi l’advil pour confectionner de la meth mais malheureusement nous n’en avions ni le temps ni le talent.

alex zachary était parti pour « l’europe » et du coup, nous avions mathew et moi la galerie pour nous tout seuls. j’y invitai tous mes nouveaux amis pour une spaghetti-party. michael sanchez, amy lien, jenny borland naturellement mathew et aussi jehi shin sont venus et la bolognaise comme toujours fut une réussite. le lendemain j’ai accommodé les restes de la sauce lasagne à bed stuy, où je passais maintenant toutes mes nuits. le matin nous sommes partis travailler à la galerie mathew et moi – le trajet durait toujours au moins une heure et on devait faire plusieurs changements et ensuite marcher encore assez longtemps.

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le vernissage :

chère michaela,
enfin tout ça est derrière nous. je suis tellement content que tout soit terminé. je me suis vraiment pas mal dépensé et maintenant j’ai mal partout – c’est comme ça la plupart du temps une fois qu’on en a fini avec quelque chose. le vernissage était bien. jutta était là et elle a trouvé des mots justes sinon je n’ai pas compris grand chose c’était vraiment trop et puis je m’étais accordé à midi un petit drink et pris de l’advil (cold and sinus). le dîner était exactement comme je me l’étais imaginé. le menu était constitué de plats très attrayants, gris, bruns et beiges, ressemblant à de la purée, et leur consistance de compote tiède m’a tout à fait satisfait. ce genre de truc russe / juif / europe de l’est, c’est exactement ce que j’aime. j’avais fait installer un piano et le boyfriend de ei arakawa, sergei, qui joue toujours de la musique chez lui, m’avait mis en contact avec un pianiste japonais qui a joué de la musique dodécaphonique. il avait aussi apporté un article du new york times qui parlait de lui, qu’il a distribué comme un tract au public. il était vraiment bon… ensuite c’est devenu un peu ennuyeux et puis je n’aimais pas la vodka (il n’y avait que des drôles de goûts comme par exemple whore reddish ou bulk cherry) je n’aime pas ce genre de choses… alors j’ai commandé du gin tonic. après nous sommes allés dans un bar. mais là je n’ai pas pu entrer parce que j’avais oublié mon passeport à la maison. mathew non plus n’a pas pu entrer – trop saoul. pour finir nous sommes retournés à la galerie avec trois amis et je suis resté là-bas à boire le reste des cocktails du vernissage jusqu’à dix heures du matin… le lendemain j’étais très malade. j’ai décalé mon vol au 20 octobre on va voir ce que je vais faire ici jusque là. malheureusement je n’ai plus d’argent non plus – on va voir ce que ça va donner. sûrement quelque chose de bizarre. hier j’ai vu une exposition de katharina wulff, et aussi christopher müller qui s’est montré finalement très sympathique jusqu’à ce que je critique la chambre qu’il a dans sa galerie à berlin en disant que c’était un peu comme ça que j’habitais maintenant, sauf que ma chambre était tout de même un peu plus belle. aucune importance. qu’est-ce que ça peut faire. aujourd’hui il voulait venir jeter un coup d’œil.

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je dois aller dans le queens pour rencontrer jutta qui sera sur scène avec triple x macarena, je voudrais voir ça. c’est le groupe avec john miller et le vieux compositeur que buchholz expose aussi. ce soir il y a le truc de danh voh à artist space, je ne voudrais pas y aller mais je dois, parce que je dois manger là-bas et que sinon je ne pourrai pas me payer un dîner. à vrai dire, je voudrais me remettre au lit mais la bortolozzi arrive bientôt et il faut qu’on aille déjeuner… je n’ai pas encore pris de petit déjeuner alors j’attends et ensuite je vais refaire un petit somme. je suis allé dans ce musée, la frick collection (www.frick.org) tout était un petit peu trop beau mais il y a avait aussi des peintures vraiment géniales. en fait je ne m’étais jamais rendu compte à quel point les peintures de turner étaient affreuses.

pourquoi les gens aiment-ils ça ?

une peinture m’a particulièrement plu, elle montre une femme penchée sur son ouvrage dans une sorte de brouillard vaporeux. à l’arrière-plan on voit un bébé. le bébé donne l’impression qu’il vient de mourir et personne ne semble s’en soucier. ça donne une impression de calme et je n’avais jamais vu cette espèce d’indifférence sur une peinture si ancienne bien qu’on la voie aussi parfois sur des icônes quand marie tient l’enfant jésus d’une façon qui donne à penser qu’elle est totalement sous valium et follement énervée par sa tâche débile d’avoir été engrossée par le saint esprit (sans qu’on lui ai jamais demandé son avis). et maintenant elle doit pour le restant de sa vie être la femme la plus sainte du monde et bien nourrir ce machin hystérique à qui le monde entier adresse des prières et qui passe son temps à se causer des problèmes. Je lui souhaite d’avoir un bon sédatif. Il m’en faut un aussi.

 Traduit de l’allemand par Gérard Briche