Sur le film Vital Behaviors de Ken Okiishi
Sublime Bromantism
L’intrigue de Vital Behaviors est simple : l’artiste (Okiishi) demande à un jeune modèle (Brian) de rejouer des photos Instagram, en remontant le temps à partir du présent, sans autres contraintes. Il s’agit plus d’une séance lacanienne que d’une performance sur la durée, la longueur en est variable et elle se termine quand l’interaction mutuelle des identifications atteint un paroxysme plus énigmatique que cathartique. Toutefois, à la différence d’une séance lacanienne, le timing est de plus manipulé par l’attente de spectateurs, et il est sujet aux caprices narratifs de l’artiste. Ainsi, Okiishi termine la longue prise sur Brian qui remonte la fermeture éclair de son sweat à capuche, puis enchaîne sur le modèle faisant un break pour prendre un verre d’eau avec un sourire provocateur ; la vidéo semble prête pour repartir en boucle, s’arrêter ou continuer.
Je devrais plutôt dire que Vital Behaviors n’a pas d’intrigue et que c’est un document sur la recomposition physiologique de gestes que Brian fait de mémoire, comme s’il apprenait à jouer un rôle (ou à réaliser pleinement qu’il sait jouer) en temps réel. Brian, qui est également en réalité le véritable coach physique (somatique) d’Okiishi, devient soudainement celui qui est formé à l’art de l’équilibre entre souvenir et impulsion. Les gestes sont rappelés avec une finesse de plus en plus grande (confiance, sang-froid, contrôle, rapidité…), mais sans jamais devenir mécaniques. La leçon est de ne jamais s’éloigner de « la première idée est toujours la bonne » dans une impulsion spontanée (la liberté). Behaviors capte un jeu d’improvisation impromptu qui évolue en souvenir romantique. La première idée, selon la théorie d’Allen Ginsberg sur l’écriture spontanée, n’est pas de répéter le contenu d’une idée préalable mais plutôt de maintenir le désir pulsionnel sans sacrifier aux techniques d’écriture ; exactement comme le poète wordsworthien ne canalise pas le flux spontané de sensations en forme brute mais qu’il les réassemble dans le domaine statique de la sérénité.
Ce qui est étrange ici est que Brian rejoue des photos qui ont déjà été mises en scène avec une intention et un cadrage pour le moins « flous ». Personne n’utilise Instagram sans une conscience omniprésente des modifications comportementales ambitieuses inspirées par le selfie. Cependant, la démarche théâtrale des plus traditionnelles utilisée par cette vidéo ajoute une couche réflexive au selfie, ce qui, à la manière de l’affect généré par un filtre de couleur, tente de fixer ce qui a été brisé dans l’original et découvre (invente) ainsi un manque inconscient (construit rétroactivement).
FEEDBACK
Cette séance d’entraînement finit par adopter la fonction du bout d’essai, au sens pratique de rejouer pour mettre en évidence les forces et les faiblesses du sujet par rapport à un rôle donné. Dans ce cas, le bout d’essai a persuadé le modèle de reconnaître ses talents de comédien, ce qui lui permet d’accepter le nouveau rôle d’ « acteur ». L’acteur est le reproducteur parfait : il fait « comme si » c’était la première fois (son origine repose sur le rôle de l’hypocrite). Brian a prouvé sa finesse en tant qu’acteur, ce qui l’a conduit ultérieurement à l’obtention de rôles dans des séries télévisés mainstream. A ce titre, Behaviors appartient plus au genre du bout d’essai révélateur, souvent remis en scène dans les trames narratives du style Une étoile est née, qu’à celui plus sadiques en termes de désenchantement des screen tests de Warhol, où le sujet est pris dans une boucle sans mobilité ascendante. Okiishi décrit les films de Warhol comme des exemples de dissonance cognitive inassimilables, qui vivifient les contradictions inhérentes aux feedbacks permanents en filigrane dans toute son œuvre ainsi que dans la culture médiatique américaine au sens large. Les films de Warhol contredisent l’unité du narcissisme et du solipsisme qui perpétue le sujet pensant cartésien théorique et le simulacre comme vide. Cette contradiction ne réfute pas ces théories, pas plus qu’elle ne fournit une alternative queer, ou même une analyse convaincante, mais elle invente un nouveau poste d’observation adéquat.
SELFIES FUCK ME UP
Les photos reprises par Brian sont pour la plupart des photos de lui dans le feu de l’action + endroit sympa + amis. Cependant, sur une photo, Brian présente explicitement un souvenir mnémonique quand, sur une falaise, il prend un selfie qui est légendé par un commentaire sur le suicide de son meilleur ami, ou frère. Ce moment de suspense mis en scène évoque les profondeurs sublimes de la mémoire en les décrivant comme l’horreur des abysses avant de sauter et réconcilie cette terreur avec l’attitude contrôlée qui relie le modèle à un maintien corporel de représentation. La capacité de rappeler le trauma et de le réinsérer au moyen de formes de reconstitutions apaisées est une méthode de survie, et c’est aussi ce qu’Adorno et Horkheimer ont identifié comme le geste primordial de la voie des Lumières dans L’Odyssée. S’entraîner à se mouvoir avec fluidité entre le détachement absolu et l’inertie face aux figures d’attachement et l’interprétation est le tour d’adresse qui unit l’artiste et l’acteur comme auteurs éclairés.
L’incapacité de Brian de se souvenir avec quelle main il a pris chaque selfie l’amène à dire « selfies fuck me up ». L’incapacité à greffer le moi présent sur le selfie passé équivaut au processus de prendre tout d’abord le selfie, et avant cela au processus de se constituer une identité (le stade du miroir), qui est toujours (et d’ores et déjà) une répétition exaspérée. Il n’y a rien avant le recording, qui signifie étymologiquement en anglais rattacher la mémoire au cœur, où elle est toujours déjà manquante. « Selfies fuck me up » ne se réfère pas à la passivité du modèle quant à la représentation de son être mais à l’impossibilité d’une pose parfaite. Cette impossibilité a longtemps été le modèle suprême de la sculpture, en tant qu’incarnation présumée du devenir au détriment de l’être – cf. le caractère méditatif prononcé du Penseur de Rodin et à la déclinaison infinie de confusions entre poser et poseur à laquelle cela a mené.
Brian n’avait jamais joué avant cette vidéo, mais il avait posé pour des sous-vêtements. Il est à l’aise dans son état de semi-nudité comme dans un costume naturel. Il n’était donc qu’à un pas du jeu d’acteur déjà, puisque l’index de l’acte remémoré est toujours à demi dévoilé. Ce que l’acteur présente n’est pas un avenir ou un passé « réel » mais l’humeur d’une attente : un rendu sublimement artificiel de mémoire, comme celui des impressions et animations en 3D de maquettes dans A Model Childhood d’Okiishi (2018).
Brian, en tant que coach en média sociaux, représente votre avenir, un idéal inaccessible, un indicateur de tendance et de désir. Okiishi, en artiste média, modèle l’inaccessibilité de la mémoire – son « enfance modèle » et ses autres remakes originaux démentent la différence entre l’origine authentique et la reconstitution simulée, la réalisation et l’aspiration. Toutefois, l’œuvre d’Okiishi n’est pas un exercice didactique servant à démontrer que tous les gestes sont toujours et déjà des mécanismes idéologiques contrôlés automatisés. Au lieu de discréditer ou de valoriser l’origine, il montre qu’il y a quelque chose de réel qui reste dans la conceptualisation de cette origine, quelle que soit l’opération d’avant-garde qui lui est accolée. Cette œuvre nous en dit plus que nous en apprenons via l’ironie cynique, la sincérité romantique ou leur hybridation. Ce qu’Okiishi désigne, c’est ce que nous ne pouvons pas connaître ; les angles morts qui persistent en raison de notre passion innée pour l’ignorance. Il ne rejette pas la nostalgie des origines, même en agréant qu’elles ne contiennent rien de substantiel, parce que quelque chose d’autre peut découler de l’origine, justement parce qu’il y est absent, et cela ne peut se faire que par une recherche du type de celle de Sisyphe.
REMAKE
On croit souvent que le détournement du remake (ou la réappropriation photographique) révèle quelque chose sur le contexte idéologique de l’original qu’on ne pouvait pas connaître avant que le remake ne se surimpose à son cadre. En raison de son principe de base qui est de transformer l’original par une restauration intellectuelle et esthétique, le remake est supposé offrir plus que l’original. Cet axiome repose sur un manque de perspicacité puisque l’obsolescence intellectuelle endogène que promulgue cette théorie présentiste condamne le remake à être refait. Plutôt que de s’attarder sur l’original versus antinomie du remake, le travail d’Okiishi montre que la conscience transporte un besoin impossible de remaniement supplémentaire (un besoin accru d’immédiateté et d’intimité) qui ne peut être comblé par une synthèse discursive ou bien mis entre parenthèses comme un dilemme paradoxal puisqu’il est générateur de la médiation même qu’il semble « fucked up ». De même que dans son remake de Kids de Larry Clark, Telly & Casper (2000), et dans sa quête parodique d’une authentique singularité gay à Chelsea, David Wojnarowicz in ‘NY’ (1999), la reconstitution par Okiishi des signifiants du cool et du martyre révèle qu’ils sont déjà des imitations sans origine, codées et hypostasiées. Les bouffonneries de l’artiste, au lieu de renverser ou rabaisser les relations de pouvoir, font quelque chose de plus extraordinaire – elles révèlent la manière dont les gestes pré-codés se perpétuent malgré notre incapacité maladroite à fabriquer correctement des reproductions 1/1.
SOUL CYCLE
Comme l’acteur new-yorkais qui joint les deux bouts en faisant un job de serveur, ces dernières années Brian a travaillé comme coach dans un centre pour cours de vélo d’appartement (Soul Cycle), où l’entraîneur doit conjuguer les rôles de coach et de DJ. Dans ce centre, les séances d’entraînement consistent à pédaler en boucle, sur place, comme dans un feedback infernal. Cependant, le temps de la vidéo, il a déjà quitté ce rôle et il s’apprête à en endosser un nouveau, celui de modèle/acteur. Le modèle/acteur exemplaire peut se débarrasser de sa marque comme un serpent de sa mue, mais il est comme attiré par un aimant, et ramené sur la suivante ; il n’est jamais entièrement nu, seulement à demi-dévêtu. Son humeur est toujours contrôlée par un agent métaphysique externe, car le modèle est passivement dépendant du style de vie qu’il présente. L’attitude présentiste à la poursuite du Zeitgest (« esprit du temps ») est épuisante et conduit à une nostalgie prématurée – « Jamais dans toute ma vie je ne paraîtrai plus cool que dans cette séance ». Comme la statue de Condillac, chaque objet de perception sensorielle (chanson, humeur, marque) le perturbe profondément et le laisse désireux d’un retour à la tabula rasa originelle [1]. D’où l’intérêt que porte sa génération Z aux « retraites silencieuses », aux politiques de santé authentique, aux nouveaux départs… pour en quelque sorte « rafraîchir la page ». Mais quelle que soit la rapidité avec laquelle chacun se réinvente ou se régénère, le corps reste prisonnier de la dernière lifestyle brand [2]. En conséquence de cette impossible quête, la solution ne peut être qu’un aveuglement volontaire, comme lorsque Brian dit tristement : « J’ai perdu la lumière derrière mes yeux. » Son désir de connexions profondes est toujours associé à une petite fatigue – il pédale en boucle pour remonter des profondeurs à la surface. Brian présente les retraites silencieuses comme une fable séduisante : les humains ont dû communiquer sans parler pendant des siècles, ainsi, en participant à ces retraites, nous revenons à des modalités ancestrales, et nous ne communiquons plus que par le sexe et par l’image. Là, sa nostalgie mélancolique de l’harmonie pré-langagière est associée à un désir affiché de pouvoir sexuel, montrant comment la « belle âme » dépouillée d’idéologie est également manipulatrice, de son plein droit. Si le XXe siècle a pu être défini par une passion pour le réel (d’abord comme totalité moderniste puis sous forme de fragment post moderne), le XXIe s’est identifié à une passion pour l’ignorance. La question est de savoir si cette passion sera appliquée à une maïeutique selon Socrate ou à une banalité administrée.
Malgré ces contradictions, Brian semble toujours prêt à se produire comme le sujet vierge lockéen, prêt à se conformer à la nécessité de la playlist présente – facilement influencé tout en conservant un self-control vacillant qui trahit sa propre habileté d’influenceur. La dialectique illusionniste influenceur/influencé plane sur le dialogue : lorsque Brian et Okiishi discutent sur l’astrologie qui dicte ou non les humeurs, Brian dit qu’il devrait être particulièrement en phase avec l’astrologie, puisqu’il est surfeur, et que la lune contrôle les marées, mais nous savons aussi que le pouvoir du surfeur dérive de l’illusion charismatique qu’il domine la nature. Brian dit ses playlists Spotify ont évolué au fil du temps : d’abord programmées par lui-même pour illustrer son humeur, elles la prédisent et se mettent désormais en phase avec elle automatiquement. Il utilise ces playlists pour se synchroniser rythmiquement (et émotionnellement) avec le cyclisme en chambre des cours de Soul Cycle. La plateforme Spotify l’accompagne également dans le studio d’Okiishi et du coup, la musique hollywoodienne de Max Richter apporte une signification cinématographique à la procédure. Nous voyons donc qu’il n’est jamais si simple, en tant que sujet entièrement administré, de faire réguler son humeur par la playlist corporate de Spotify et des routines d’entraînement, puisque Brian collabore aussi à ces systèmes, à la fois leader et coach.
DANS LE STUDIO DE L’ARTISTE
Les mouvements de caméra dans Behaviors (un va-et-vient de zooms saccadés) semblent mimer le mouvement des yeux ; ils sont le résultat d’une agitation des doigts, un effort continuellement recommencé pour capter la performance comme s’ils étaient désarçonnés par la puissance du sujet. Okiishi ne cesse de réinitialiser le point focal de la prise de vue comme s’il reprenait sa respiration, dans l’exaspération de sa proximité avec le sujet. Mais ensuite il se rue physiquement dans et hors de la prise de vue (comme une figure de dos (rückenfigur) itinérante) et pendant un instant il n’y a personne derrière la caméra, jusqu’à ce qu’il revienne à la hâte, de face – sa présence (sa « main » et signature) annoncée par un autre zoom, ce qui, veut-on nous faire croire, n’est pas une fonctionnalité automatique ou éloignée, même si par moment la caméra semble être un humain imitant le scan automatique. Là, comme souvent dans l’œuvre d’Okiishi, on se rapproche du brouillage comique (jestural) de la lecture bergsonienne de l’art technologique, selon laquelle la comédie vient des humains imitant bizarrement les machines (par jeu) tandis que la tragédie vient des machines imitant bizarrement les humains (la vallée de l’étrange). Le remake et l’automatisation par l’artiste des mouvements authentiques, lyriques, pittoresques ne sont pas destinés à prouver triomphalement des théories de simulation mais à prendre certains aspects de la simulation comme déterminés afin de procéder à de nouvelles formalisations expérimentales. Le comique et le geste (jest and gesture) ne sont pas scindés par les idées fausses de la théorie ; au lieu de cela, la dérision (jesture) est utilisée comme unité esthétique en soi qui, comme un coup de pinceau (qu’il a également soumis à un brouillage automatique /authentique), reproduit les catégories mêmes (genres et identités) par lesquelles l’art est lu officiellement plutôt que d’y être assujetti.
[1] Condillac, Etienne Bonnot de, Traité des sensations (1754).
[2] De manière paradoxale, cette mentalité est partagée par à la fois Soul Cycle et la critique omniprésente de ce dernier en tant qu’appareil étatique libéral. Ce qui trahit une croyance en la venue d’un type de moralité hygiénique perfectible.