Sur l’exposition Show Me Your Archive and I Will Tell You Who is in Power, à Kiosque, Gand

— Giovanna Zapperi

« The Great Court, » lors de la cérémonie d'ouverture de la Conférence mondiale pour le suivi et l'examen des réalisations de la Décennie des Nations Unies pour la femme, Université de Nairobi, Kenya, 1985

« The Great Court, » lors de la cérémonie d’ouverture de la Conférence mondiale pour le suivi et l’examen des réalisations de la Décennie des Nations Unies pour la femme, Université de Nairobi, Kenya, 1985

Lors de son intervention au Forum ’85, en marge de la Conférence des femmes de Nairobi en 1985, Angela Davis établit, pour ainsi dire, l’ordre du jour :

We have to recognize that women are oppressed as women, but we are also oppressed because of our racial, national and class background. There are those who might say, let’s forget about race and class, we are all sisters, let us join hands across races and classes. Well, I think we should join hands across races and classes, but the specificity of our specific oppression must be recognized and acknowledged.[1]

Le Forum était un évènement organisé par un réseau international d’associations et ONG féministes en réponse à la conférence officielle promue par l’ONU au même moment, jugée trop eurocentrique. Le film de Françoise Dasques La conférence des femmes – Nairobi (1985) est un document passionnant de cet évènement : il nous convie au milieu des discussions, de l’atmosphère de partage et des échanges souvent informels qui ont eu lieu pendant les dix jours de la conférence. On y croise, aux côtés d’Angela Davis, de très nombreuses femmes venues d’Afrique, d’Europe, d’Amérique Latine ou d’Asie pour discuter des différentes formes d’oppression, des luttes et des stratégies de résistance que les femmes peuvent adopter dans des contextes extrêmement hétérogènes.

Produit à l’époque par le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir de Paris, le film de Françoise Dasques était montré à l’exposition Show Me Your Archive and I Will Tell You Who is in Power, organisée au printemps 2017 à Kiosk (Gand) par Nataša Petrešin-Bachelez et Wim Waelput. L’exposition est une enquête dans les archives du féminisme en Belgique du point de vue de ses possibles résonnances aujourd’hui. Son titre, qui reprend celui d’une conférence donnée en 2009 par l’anthropologue Gloria Wekker, condense les questions au centre de cette exposition : le lien constitutif entre l’archive et le pouvoir d’un côté, une possible généalogie du féminisme intersectionnel – dont Wekker est l’une des figures les plus marquantes [2]– de l’autre. À côté d’un ensemble de documents historiques, l’exposition montre les travaux réalisés expressément pour cette occasion par Marwa Arsanios, Saddie Choua, Amandine Gay, Kapwani Kiwanga, Ato Malinda, Eva Olthof et le collectif Study Group for Solidarity and TransActions. Ces œuvres abordent les questions entremêlées de l’archive et du féminisme, souvent à travers la production de nouvelles archives. On pourrait affirmer que l’exposition se tient dans un équilibre entre l’excavation historique et l’actualisation : les documents permettent de retracer les chemins par lesquels les formes d’oppression liées à la classe et à la race se sont imposées dans les luttes féministes, alors que les œuvres dessinent des possibles directions pour penser, aujourd’hui, cet héritage. Si donc les archives se concentrent sur le contexte régional, les œuvres dépassent ce cadre pour penser la question dans une dimension, précisément, transnationale.

L’élaboration du lien entre l’art et l’histoire du féminisme prend appui dans l’histoire de KASK, l’Académie Royale des Beaux-Arts où se trouve l’espace d’exposition Kiosk. Entre 1989 et 1996, l’école a été dirigé par Chantal de Smet (à ce jour la seule femme à avoir été à la tête de cette institution), par ailleurs très engagée dans le mouvement féministe. Parmi les fondatrices des collectifs féministes Dolle Mina et Marie Mineur (sa sœur francophone), de Smet a joué un rôle important dans l’histoire du féminisme en Belgique, notamment dans l’émergence d’une perspective intersectionnelle et transnationale. C’est donc en puisant dans ses archives que les deux curateurs ont pu composer les traces une histoire peu connue, dans laquelle le mouvement féministe a été confrontées, de façon complexe, au racisme et à l’héritage colonial de la Belgique. La salle qui ouvre l’exposition se focalise précisément sur le travail de l’archive, avec un ensemble de documents qui suit les liens entre le mouvement féministe et les luttes antiracistes de la période. De Smet était notamment parmi les initiatrices du Comité Belge pour la libération d’Angela Davis en 1971 : l’activiste afro-américaine a joué en effet un rôle catalyseur dans la prise de conscience de la violence systémique à l’égard des personnes racisées. Parmi les membres fondateur•e•s du comité, on trouve aussi le nom de l’artiste Evelyne Axell (1935–1972), qui travaillait à l’époque à des portraits d’Angela Davis. Un des dessins préparatoires, intitulé Black is beautiful (1972), est exposé à côté des documents évoquant l’histoire et les activités du comité.

Cette première salle de l’exposition, composée essentiellement de matériaux d’archives, est particulièrement dense : elle revient sur l’émergence d’une perspective transnationale dans le féminisme en Belgique, mais aussi sur un certain nombre d’impasses et d’ambivalences qui en caractérisent l’histoire. La rencontre entre les féminismes européens et la lutte antiraciste se fait essentiellement via les mouvements de libérations afro-américaines, et ce malgré l’héritage colonial encore si présent dans les sociétés européennes et la proximité temporelle des luttes anticoloniales. Comme l’a récemment montré Françoise Vergès en référence au cas français, la naissance du mouvement des femmes au début des années 1970 participe activement d’un processus de refoulement généralisé de la violence coloniale qui caractérise les années suivant les indépendances [3]. Dans cette première salle, on peut observer la manière parfois troublante dans laquelle la prise de conscience de la dimension transnationale des luttes et du racisme pouvait coexister avec la persistance d’un langage visuel stéréotypé, qui s’introduit parfois dans les affiches censées représenter celles qu’on appelait encore les « femmes du tiers-monde ».

C’est l’un des nombreux mérites de cette exposition : mettre en avant une histoire peu connue, sans pour autant tomber dans le piège d’une mythisation « ex-post » du féminisme européen, en montrant au contraire que poser les bases pour une prise en compte des différences de classe et de race n’était pas une entreprise qui allait de soi. Il ne s’agit donc pas de réécrire une histoire qui « sauverait » le mouvement féministe de son aveuglement face aux dispositifs de racialisation, mais de tirer les fils qui permettent de rendre cette histoire plus complexe. C’est sans doute dans ce sens qu’il faut lire le choc que peut produire la mise en regard des pièces historiques avec les travaux contemporains. À côté de la salle où est projeté le film de Françoise Dasques, une œuvre de l’artiste  kenyane Ato Malinda, se concentre par exemple sur un souvenir de son enfance à Nairobi. Four-Year-Old Temptress ? (2017) est une réponse à la fois au film de Dasques et la question, posée par les deux curateurs, si la mère de l’artiste avait assisté à la Conférence de Nairobi, ville où elle est née en 1981. Dans la vidéo, installée à l’intérieur d’un miroir dans lequel la spectatrice peut se refléter, l’artiste raconte l’histoire des abus sexuels qu’elle a subi de la part de sa mère et de sa tante lorsqu’elle était enfant, à peu près au moment de la Conférence. Cette installation nous renvoie aussi au contenu latent de la question posée, notamment à ce qu’elle implique du point de vue des sujets qui l’ont formulée. Si la question posée peut paraitre, au vu de la réponse, quelque peu naïve, il ne s’agit pas simplement de cela : le travail de Malinda agit comme un contre-champ à la conférence de Nairobi et à son impact, réel ou supposé, sur la vie des femmes vivant dans le contexte où elle a eu lieu.

Dans l’espace central de l’exposition, plusieurs œuvres réalisées pour l’occasion articulent la question d’un usage féministe de l’archive avec des perspectives contemporaines. Les œuvres répondent aux questions posées dans les années 1970–1980 quant aux stratégies de lutte et d’émancipation. Ces différents travaux dessinent des possibles directions dans lesquelles peuvent s’organiser la résistance, la solidarité et l’émancipation féministe aujourd’hui : la prise de parole à la première personne, la critique des stéréotypes racistes et sexistes dans les médias, la déconstruction des dispositifs de racialisation à l’œuvre dans les sociétés européennes et les formes d’organisation autonomes, notamment en situation de guerre.

En réalité, il ne s’agit pas toujours d’œuvres à proprement parler. Parfois les pièces dans l’exposition adoptent la forme de l’archive et attestent plus d’un processus en cours que d’une réalisation finalisée. C’est le cas de Marwa Arsanios et du Study Group for Solidarity and TransActions, qui, en collaboration avec un collectif d’Afrique du Sud, Title in Transgression, s’intéresse à l’histoire de la solidarité d’activistes suédoises à l’égard de la résistance contre l’apartheid. Depuis quelques temps, Marwa Arsanios a entrepris, quant à elle, une collaboration avec des membres du mouvement autonome des femmes kurdes, dont elle donne un aperçu dans cette exposition. La disposition des différents parties qui composent cette recherche en cours évoque l’idée de la constitution d’une archive à partir de laquelle va se développer le travail de l’artiste : sur deux tables sont disposés des livres portant sur la notion féministe de « jinéologie » et, en général, sur le mouvement de libération des femmes kurdes ; un peu plus loin, deux monitors font dialoguer des scènes filmées par Arsanios lors de son séjour au Kurdistan et l’entretien (conduit en collaboration avec Dima Hamadeh) avec Pelsîn Tholhıldan, combattante kurde et féministe. Les images sur l’écran de droite, dans lesquelles on voit des fragments de paysages et d’éléments naturels, résonnent avec les discussions sur l’écologie féministe et sur la coexistence compliquée entre écologie et lutte armée. Ces fragments d’une recherche en cours nous plongent au cœur des pratiques de résistance des femmes kurdes, qui passent autant par l’élaboration théorique que par la mise en place de pratiques partagées et de nouvelles de formes de vie commune, à contre-courant donc de l’image-symbole de la combattante figée par les médias.

Dans la même pièce centrale, l’installation de Saddie Choua rappelle que les stéréotypes racistes et sexistes véhiculés par les médias (cinéma, télé, musique pop…) se cristallisent au niveau de la subjectivité, notamment dans la construction de soi pendant l’enfance et l’adolescence. Am I The Only One Who Is Like Me? (2017) est composée d’un ensemble d’écrans posés par terre à l’intérieur de cartons : on y trouve des séquences connues provenant de nombreuses sources liées à la culture populaire, mais dont on n’avait peut-être pas perçu toute la dimension normative. C’est ce que j’ai éprouvé lorsque j’ai retrouvé, par exemple, les images du « Live Aid », que j’avais vues dans mon enfance, et dont j’avais confusément perçu le caractère auto-absolutoire. Impossible de ne pas se sentir troublée en réalisant qu’au même moment où l’industrie du divertissement fabriquait cette représentation proprement obscène de la culpabilité occidentale, des centaines de femmes se réunissaient à Nairobi pour discuter collectivement des luttes à mener contre les forces conjointes du patriarcat et de l’héritage du colonialisme.

Dans une salle annexe, des extraits tirés du film d’Amandine Gay Ouvrir la voix (2016), accompagnés d’une installation photographique et d’un ensemble de dessins réalisés par D. Matthieu Cassendo en réponse au film, abordent l’expérience d’être une femme noire dans la France contemporaine. Les séquences montrent une série de témoignages qui suggèrent une sorte d’empowerment collectif qui prend forme à travers le récit de soi. Ces prises de parole expriment une puissance d’agir et une subjectivation collective qui échappent aux dispositifs entremêlés du sexisme et du racisme dont il est pourtant question dans les discours. L’articulation entre le vécu subjectif et la critique du pouvoir devient ainsi recherche d’autonomie et constitution de soi comme sujet politique. Avec son côté « manifeste », le travail d’Amandine Gay est emblématique des enjeux du féminisme contemporain, en particulier dans l’espace français et francophone aujourd’hui. Il évoque aussi les formes qu’ont pu prendre, historiquement, les luttes des femmes, notamment en ce qui concerne la non-mixité, les groupes de consciences et l’importance de l’expérience subjective et du vécu personnel[4].

En sortant de cette exposition on se dit que si « ouvrir la voix », selon les termes de Gay, reste un passage fondamental dans le processus de la prise de conscience féministe, peut-être que « ouvrir les archives », comme le fait cette exposition, peut s’avérer une entreprise tout aussi cruciale. Dans un présent caractérisé, entre autres, par des processus ambivalents d’historicisation des mouvements féministes des années 1970, le besoin de repenser le passé à partir des questions qui nous paraissent urgentes aujourd’hui, devient une entreprise politiquement significative. Ouvrir les archives pour interroger les rapports de pouvoir : c’est ce que cette exposition, en paraphrasant Gloria Wekker, a essayé de faire.

  1. [1] On se doit de reconnaître que les femmes opprimées en tant que telles sont aussi opprimées pour leurs origines raciales, nationales et sociales. Certaines diront : « Oublions cela, donnons-nous la main par-delà nos déterminations de race et de classe. » Je crois en effet qu’il faut nous donner la main, mais la spécificité de notre oppression doit être reconnue.
  2. [2] Gloria Wekker est notamment l’auteure de White Innocence: Paradoxes of Colonialism and Race, Durham, Duke University Press, 2016.
  3. [3] Françoise Vergès, Le Ventre des femmes. Capitalisme, Racialisation, Féminisme, Paris, Albin Michel, 2017. Vergès était par ailleurs parmi les nombreuses invitées du très riche programme de conférences publiques qui accompagnait l’exposition.
  4. [4] Ceci est d’autant plus vrai que la non-mixité, choisie par certains organisations de femmes racisées en France, est sanctionnée, voire perséctuée, par les institutions et les pouvoirs publics, comme l’a montré la polémique récente autour des espaces non-mixtes prévus pendant le festival afro-féministe Nyansapo à Paris en juillet 2017. Voir le texte collectif Barrage républicain: la maire PS de Paris Anne Hidalgo, la LICRA et l’extrême droite, publié le 29 mai 2017 dans le blog de Mediapart : https://blogs.mediapart.fr/testone/blog/290517/barrage-republicain-la-maire-ps-de-paris-anne-hidalgo-la-licra-et-lextreme-droite (consulté le 7 juillet 2017).