Entretien avec Ilaria Bussoni. Sur le symposium « Sensibile Comune » au GNAM, Rome

— May

MAY : Le 14 janvier dernier s’est ouvert à la Galerie Nationale d’Art Moderne et Contemporain à Rome une expérimentation appelée Sensibile Comune (commun sensible) qui a duré pendant neuf jours et huit nuits, et dont tu es à l’origine ainsi que Cesare Pietroiusti et Nicolas Martino. Il s’est agi d’un programme très dense de conférences, performances et d’une exposition qui occupaient une section de la Gnam. Est-ce que tu pourrais nous dire quelque chose de la genèse de ce projet ?

Ilaria Bussoni : Au départ il y avait le projet d’une conférence internationale sur le communisme, à l’occasion du centenaire de la Révolution d’Octobre, qui devait se tenir à Rome et qui avait été organisée par un groupe de chercheurs et d’activistes. La structure de la conférence – dénommée C17 «The Rome Conference on Communism» – devait reprendre les sections du Manifeste du Parti Communiste de Karl Marx : critique de l’économie politique, qui sont les communistes, les institutions et le pouvoir… De notre côté, nous avons proposé d’ajouter une séance de discussion ayant trait à un sujet qui est effectivement présent dans l’œuvre de Marx, bien que dans d’autres textes, notamment dans Les Manuscrits de 1944 : le communisme du sensible. Il s’agissait d’abord d’interroger cette expression qui, bien que suggestive, demeure assez énigmatique. En fait il ne s’agit pas d’une citation directe de Marx, mais d’une invention expressive qui découle de sa lecture, car le mot « communisme » et le « sensible » devaient à leur tour faire l’objet d’une critique et d’une analyse. Qu’est-ce que le commun ? et, surtout, quelles sont les conditions de sa perception ? le commun, serait-il ce qu’on découvre une fois balayées les structures du capitalisme ? le sensible, serait-il l’ensemble des facultés humaines qui nous permettent de percevoir le monde de façon égale ? ne s’agit-il pas avant tout d’imaginer le commun et le sensible comme étant les résultats d’une création ? quel est le rôle spécifique du domaine sensible dans la perception d’un monde commun ?
La structure générale de la conférence de Rome devait replacer le débat sur le communisme dans les urgences de l’ère actuelle : le contexte de la contre-révolution néolibérale qui a été la réplique aux luttes ouvrières, des années 1960 et 1970 surtout, ayant cherché une vie au delà de la société salariale et disciplinaire ; la crise, financière et militaire, comme forme de gouvernement des individus et les tentatives collectives de se libérer de son emprise ; une économie politique qui est une économie des affects, des relations, des rapports de pouvoir souvent personnels, une entière économie de la subjectivité qui ne cesse de produire des nouvelle figures de la soumission et de la domination, dans le travail, donc de la production, mais surtout dans la sphère de la reproduction, donc de la vie.
Le débat sur le « communisme du sensible » était donc à situer à l’intérieur de ce vaste chantier qui sont la pensée et la construction, par des outils inédits, d’une vie individuelle et collective, soustraite à la domination, dans un moment qui, dans les contrées européennes surtout, marque le ground zero des révoltes et des insoumissions, du moins du point de vue de leur visibilité.
Si on regarde aux formes contemporaines du capitalisme, on s’aperçoit ensuite que le « paradigme artiste » fonctionne souvent comme un paradigme fondateur de l’horizon néolibéral : à l’ère du savoir social et de ce que Marx a décrit comme l’Intellect Général, nous assistons à un très fort retour du sujet individué, à une espèce de nouvelle vague des « enclosures » axée sur le sujet. Nous avons donc un sujet propriétaire, un sujet autonome et libre, un sujet maître de ses outils et de ses chances de jouer dans la vie, un sujet entrepreneur, un sujet déréglé capable de jouer avec le hasard… un sujet qui n’est plus renfermé derrière les murs de la discipline et dont la principale forme d’expression est la création. C’est donc le sujet créatif et créateur qu’on rencontre dans le design graphique ou dans le monde de l’édition, dans le montage télé ou même dans la vente de produits financiers. Un sujet qui, justement, revendique la liberté de sa pratique, de son temps et de ses espaces et, bien sûr, de son revenu, qui n’est plus calculé sur la base d’une unité temporelle de travail fourni mais sur des éléments non quantifiables. C’est donc tout le problème de la mesure de la valeur, de la valeur-travail, et de sa portée auratique, qui dans le contexte néolibéral est strictement lié au nom propre, au nom du sujet. Pour penser les conditions du commun, il était donc important de considérer le cadre de cette économie subjective que les arts pouvaient peut-être nous aider à mieux cerner, mais surtout dans laquelle le monde de l’art est complètement investi de façon probablement plus forte et efficace que d’autres domaines.

MAY : Dans quelle mesure le concept clé de cet événement, l’idée d’un sensible commun, où l’expression écrite, orale, musicale, visuelle étaient abordées au même titre et recevaient la même considération quant à leur valeur politique et le même respect quant à leur statut de précieuse égalité, était lié à l’idée de « partage du sensible » de Rancière (qui était aussi parmi les intervenants) ?

I.B. : D’abord il fallait trouver une expression physique du commun : transformer un espace public – un musée, parfaitement inscrit dans le devenir nation d’un collectif et de sa culture – dans un espace commun. Il fallait organiser cet espace ni public ni privé, qui a forcément des traits de l’un et de l’autre. Cela s’est fait par hasard, quand on a sorti des dépôts du musée le grand tapis rouge et les fauteuils du début du siècle dernier que nous avons utilisé pour meubler la salle centrale. C’était un espace assez vide et par ailleurs très grand, mais qui donnait l’impression d’une présence possible, accueillant sans être condescendant. Nous avons réussi à traduire notre désir d’égalité, non seulement entre les pratiques mais d’abord entre les gens. Le désir était aussi que chacun, en entrant dans le musée pour une visite de formation culturelle ou de loisir, avec son bagage d’identité propre, son savoir propre, son amour pour soi, en sorte un peu changé : avec un doute, une surprise, un son, une image, le fragment d’un vers poétique sans rime, le nom d’une étoile, une amie. Masi le désir c’était aussi celui d’adresser une demande spécifique au monde de l’art : quel est-il un art du commun ? comment l’art et les artistes participent-ils de la construction de cet espace du commun ?
Malgré l’aspect très performatif de l’exposition – performance de la parole, performance théâtrale, performance de danse, performance politique aussi… – nous avons surtout tenté de penser un espace de l’immanence, un espace dans lequel vouloir être, indépendamment de la finalité de toute action, une praxis sans œuvre, avec des œuvres de tous genres.
La pensée et l’œuvre de Jacques Rancière ont été pour nous très importantes : non pas seulement sur le plan théorique, qui voit toute la relevance politique de l’esthétique et l’impact esthétique de la politique, mais surtout pour sa capacité de lier strictement une pensée de l’émancipation au désir de jouissance, sans que cela retombe dans l’hédonisme des postmodernes que nous connaissons si bien… et la « leçon » de Rancière, qui consiste à nous aider à penser la division du travail, la séparation entre conscience et intelligibilité des pratiques, sa critique de la distance entre image et réalité fondée sur l’idée d’aliénation ; sa « leçon » issue du Maître ignorant et de la méthode Jacotot est très utile aujourd’hui pour penser une communauté de pratiques et d’individus. Son intervention au séminaire de Rome allait exactement dans ce sens, et il nous a donné les instruments pour habiter cette scène de Nouveaux Ouvriers Polytechniques où se mêlent des savoir pratiques et des connaissances, des savoirs des usages et des plaisirs, et qui a l’urgence de trouver une « règle d’art » différente de celle de la gouvernementalité néolibérale.

MAY : Sensible Comune a été un voyage dans le présent autant que dans le futur – il y a eu des explorations d’archives, des leçons d’astronomie, des marathons de poésie, des concerts et des rêves. Il y avait tout de même une section qui ne changeait pas qui était l’exposition – pour ainsi dire – permanente. Quelles étaient les sections de l’exposition et comment les avez-vous agencés ?

I.B. : En fait les sections de l’exposition sont issues d’un travail théorique que nous menons depuis quelques années et qui a lieu surtout dans la revue OperaViva. Un’arte del possibile. Ici se déroule un questionnement sur l’esthétique au sens large, par lequel on s’aperçoit que les pratiques esthétiques peuvent être autant des pratiques de déprise de soi et de résistance. C’est le cas de la section des « extases végétales » qui indiquent cette relation spécifique entre un humain et une plante, à partir de laquelle nous pouvons peut-être comprendre quelque chose du conatus dont parle Spinoza. Mais c’est le cas aussi du « vin naturel » – servi en dégustation au vernissage par les producteurs eux-mêmes – qui a été une vraie révolution esthétique dans les dernières années, un mouvement qui a brisé un canon du goût assez impératif et qui a reposé les conditions de l’expérience du plaisir à partir d’un autre usage des facultés et de l’invention d’une langue pour nommer ce nouveau paysage sensoriel. Ou alors d’une expérience de contemplation qui consiste à retrouver la trace d’une narrative épique dans le ciel nocturne des constellations, qui chez les Grecs et les Romains était une narration commune. On s’aperçoit alors que le monde de l’art n’est pas le seul à poser les conditions d’expériences esthétiques aujourd’hui.
Les sept sections de l’expo voulaient surtout poser des questions : où est l’art ? Dans la performance théâtrale d’un collectif d’acteurs souffrant de psychoses ou dans un tableau de Pellizza da Volpedo ? Qu’est-ce qu’une œuvre, quand l’œuvre, dans le monde du travail par exemple, est avant tout une œuvre immatérielle, faite de relations et d’affects ? Qu’est-ce que le travail d’un curateur, quand le paradigme du « care » est celui qui donne forme à toute activité productive ? Quelle est la vie d’une œuvre d’art, au delà de sa valeur d’exposition ?
Les sept sections de l’exposition voulaient donc interroger le statut de la « curatorialité » contemporaine et la portée normative qui l’accompagne, trouvant dans le monde de l’art un principe d’intelligibilité efficace ; le statut de la relation, et de la différence, entre œuvre et marchandise ; les conditions de la formation du goût et d’une expérience esthétique ; la différence et la relation entre des pratiques jouant également avec l’outil de la créativité et du langage. L’imagination du commun et sa perception ne pouvaient pas ne pas faire appel à ces nouveaux ouvriers polytechniques dont parle Jacques Rancière, et que nous sommes malgré nos bagages identitaires et nos classements sociaux. Commencer à ébaucher cette scène a été le travail de cette exposition.

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