Introduction aux entretiens de Sylvère Lotringer
Sylvère Lotringer fit ses premiers entretiens à la fin de son adolescence, en voyageant en Vespa dans le nord de l’Angleterre et en Écosse avec un énorme magnétophone à bobine ouverte sanglé à l’arrière. Il avait lu les très politiques auteurs Britanniques du milieu du XXe siècle John Osborne et Brendan Behan, et avait convaincu Aragon, alors rédacteur à L’Humanité, de le laisser voyager cet étélà pour les interviewer. Quelques années plus tard, il retourna au Royaume-Uni avec un autre magnétophone encombrant pour interviewer Vita Sackville-West, Leonard Woolf, T.S. Eliot et d’autres, pour sa thèse sur Virginia Woolf. Pour Sylvère à l’époque, l’interview, c’était une affaire sérieuse qui impliquait des semaines de préparation par correspondance, beaucoup de lectures, l’achat et le transport d’équipement, puis la rencontre elle-même suivie de semaines de transcription manuelle et d’édition du manuscrit.
Trois ou quatre décennies plus tard, quand il fit ces interviews, la seule chose qui avait vraiment changé pour Sylvère était le poids de l’enregistreur. Fondamentalement, il considérait toujours l’interview comme une rencontre. S’il y avait eu un changement, c’est la grande maîtrise qu’il avait acquise de l’art de l’interview comme rencontre polyvalente. Ses conversations avec Myles, Wojnarowiz et Acker glissent de manière fluide de Mortal Kombat à des duos délicieux. Sylvère ne faisait pas d’interview d’écrivainx ou d’artiste sans en avoir une profonde admiration, mais dès la date de la rencontre établie, il se préparait au combat : d’un certain point de vue, il considérait ses sujets comme des proies. Son travail consistait à amener son interlocuteur à une description exacte et véridique de sa pratique, ce qu’il faisait parfois en exposant les contradictions dans ce qui avait été dit, et souvent en revenant en boucle sur un mot ou une phrase utilisée. Dans son entretien avec Myles, mené autour de la publication du livre Not Me en 1992, Sylvère revient constamment sur l’auto-identification de Myles comme unx « Kennedy », et à l’idée poétique du cadre. À l’époque, sa conversation avec Myles constitue peut-être la discussion et l’examen le plus sérieux de son œuvre poétique. Elle a lieu dans l’appartement de Myles, à un moment fascinant de sa carrière, alors que iel est connux comme unx écrivainx intéressantx et provocateurice mais n’a pas encore rencontré une grande renommée.
Sylvère était passionné par l’œuvre de David Wojnarowicz. Dévasté par le fait que David ait été diagnostiqué séropositif, il était décidé à mener l’interview définitive de l’artiste. La rencontre eut lieu un an avant la mort de Wojnarowicz, dans le loft de Peter Hujar où celui-ci vivait, sur la Seconde Avenue, à l’hiver 1990, et dura plusieurs heures. La conversation fut filmée par leur amie et collaboratrice, la réalisatrice Marion Scemama. David, ainsi que Scemama nous le révéla plus tard, était extrêmement anxieux à l’idée d’une interview avec Sylvère, qu’il considérait comme l’avatar d’un monde intellectuel qui lui échappait. Sylvère était tout aussi anxieux de parler avec David, dont il admirait l’œuvre et le militantisme très public malgré sa maladie avancée. Dans la rue, la circulation grondait et les deux hommes avaient parfois du mal à s’entendre. Sylvère reprit l’interview des années plus tard pour le livre de Semiotext(e) David Wojnarowicz: A Definitive History of Five or Six Years on the Lower East Side. Jamais entièrement satisfait de leur conversation, il pensait avoir raté une connexion vitale. Mais Marion a depuis beaucoup projeté la vidéo de l’interview, qui demeure l’un des portraits les plus intimes et les plus parlants de Wojnarowicz en tant que personne et en tant qu’artiste.
L’interview de Kathy Acker par Sylvère eut lieu en 1990, en vue de la publication du livre de Acker, Hannibal Lecter, My Father, chez Semiotext(e) en 1991. Il y eut beaucoup de va-et-vient entre les deux avant qu’ils n’arrivent à la version finale de l’interview. Acker se sentait prise au piège par les coupes agressives et les questions pointues de Sylvère, alors que lui trouvait qu’elle ne reconnaissait pas à sa juste mesure les semaines de préparation et le travail d’édition que le texte avait nécessité. Leur conflit autour de l’interview était certainement teinté de leur histoire personnelle d’ancien couple amoureux, mais émergeait aussi du choc entre la notion contemporaine de l’Artiste-Icône de Acker et des valeurs plus traditionnelles d’authenticité et de discours critique tranquillement nuancé de Sylvère. La dimension économique prenait autant de place dans ce conflit que la dimension esthétique. Sylvère était titulaire d’un poste de professeur d’université alors que Kathy vivait de sa plume et de tournées. Et pourtant, leur conversation demeure l’une des présentations les plus abouties de l’intelligence, du style et de la personnalité de Kathy Acker ainsi que de ses stratégies formelles d’écriture.
Sylvère aimait se penser comme un agent venant de l’étranger – le titre qu’il avait donnée à sa collection de théorie critique européenne à Semiotext(e). À travers ses interviews, il s’exprimait indirectement comme un grand critique littéraire et comme un perpétuel agent provocateur.