Ken Okiishi, (Goodbye to) Manhattan
Exposition
Ken Okiishi. (Goodbye to) Manhattan
based in Berlin, Berlin
8 juin – 24 juillet 2011
Pour trouver la manière d’exprimer quelque chose, nous cherchons les mots et nous entrons forcément dans un mode répétitif. Arrêter et recommencer fait revenir le balbutiement. D’une certaine façon, c’est ce qui structure tout le film (Goodbye to) Manhattan de Ken Okiishi (2010). Il commence par la fameuse scène d’ouverture du Manhattan de Woody Allen (1979), où le protagoniste essaie de formuler les premières phrases de son roman dans lequel, tout en déclarant son amour à la ville de New York, il entend prendre sa revanche sur l’autobiographie publiée par son ex-femme, où il tient une grande place. Le problème est de mettre les choses au point. Les premières lignes sont importantes, elles donnent le ton de la suite et elles vous attirent dans le livre, en quelque sorte, aussi bien en tant qu’écrivain qu’en tant que lecteur. D’une certaine manière, elles vont avoir de l’influence sur le développement de ce qui va suivre. Ou bien non. Il arrive que ces livres ne soient jamais écrits.
Comme le titre (Goodbye to) Manhattan l’indique, dans le film de Ken Okiishi, il s’agit plutôt d’une lettre d’adieu, et aussi d’une manière de gommer ou de neutraliser, d’une manière ou d’une autre, la présence imposante du film culte de Woody Allen. Donc de dire au revoir en éteignant les lumières, de fermer boutique. C’est fait d’une manière très bricolée : écran vert et autres truquages avec voix off, traduction et écrans fragmentés, ce qui rend le film de Woody Allen omniprésent, mais littéralement remanié, rendu à l’état d’une obsession contrôlée. Un peu comme les gens qui arrêtent de trop boire, peuvent dire qu’ils sont maintenant des alcooliques sobres.
La transition se fait de New York à Berlin, et dans ce sens elle est semi-autobiographique, puisque l’artiste a lui-même fait de fréquents voyages entre les deux villes, et qu’il a déménagé de l’une à l’autre – comme de nombreux Américains de sa génération, et même des plus jeunes, pourrait-on ajouter. Et c’est ce phénomène d’exode de New York à Berlin que le film de Ken Okiishi entend montrer, entre nombreuses autres choses. Tandis que passent en arrière-plan des scènes new yorkaises typiques, comme des galas pour des collectes de fonds au MoMA ou d’interminables promenades à Central Park, nous voyons défiler des nouvelles séquences représentant le Berlin « typique », telles que le rayon boucherie du KdW, les visites des collections de la Gemäldegalerie, ou encore des scènes de rue, avec deux musiciens qui perdent les piles de leur transistor.
Cependant, ce qui est au cœur du film, c’est une certaine aliénation urbaine, du type verfremdungseffekt, qui vient de la manière dont les acteurs parlent de manière isolée, quelquefois dans des plans différents, en anglais et en allemand en même temps. Comme lorsque Diane Keaton/Mary (avec l’apparition en guest star du petit ami de l’artiste, Nick Mauss) veut régler ses achats, et qu’elle ne peut jamais trouver ni pièces ni billets, ni carte de crédit qui soit acceptée, que finalement tout le contenu de son porte-monnaie se répand sur le sol, et qu’elle le laisse là, s’enfuyant en courant, courbée en avant. Tous les personnages de (Goodbye to) Manhattan semblent partager la logique déglinguée de ce genre de mouvement. Comme si les déambulations gracieuses dans Central Park de l’original de Woody Allen avaient été remplacées par la froide détermination d’un tapis de jogging. Des exemples de la façon d’expédier un maximum d’énergie tout en faisant le strict minimum. Ou encore de penser à quoi faire, ou d’en parler, autre activité typique d’une grande ville. Même parler tout seul, à la manière typique des grandes villes, qui hébergent des foules de gens mais où beaucoup d’entre eux tournent en rond en se sentant totalement seuls et isolés.
Une séquence montre des images du film Allemagne année zéro de Roberto Rossellini, avec la scène bouleversante de l’enfant qui erre dans les décombres de la ville bombardée avant de se suicider. Là ce n’est plus une question d’isolement mais plutôt d’individus carrément mauvais et hostiles. Le statut du film, semi-documentaire, donne le ton, et reflète la honte et le désespoir qui doivent avoir hanté la ville de Berlin, il y a à peine plus d’un demi-siècle. La voix pleine de sanglots de la bouleversante Mariel Hemingway adolescente, dans la scène de rupture avec Woody Allen, est exprimée par un personnage qui oscille étrangement d’avant en arrière, comme si elle était sur un tricycle dans une rue qui tournoie frénétiquement autour d’elle. C’est comme cela que le film se termine, à l’exception d’un autre emprunt à Manhattan, où la circulation routière se fait en sens inverse, alors que nous sommes transportés par magie dans le ciel et poussés par un panoramique vers la fameuse skyline.
Ce qui est manifestement absent du film, c’est une quelconque doublure du personnage de Woody Allen lui-même, dont la présence narcissique est le point de mire dans l’original. Cela crée une absence/présence pour l’artiste, comme si tout le film représentait une longue tentative pour faire de ce film une déclaration. Comme s’il était tourné entièrement dans sa tête, comme un souvenir ou une obsession de type onirique. De la même façon que l’on n’est jamais vraiment la star dans nos rêves, même si on en maîtrise la narration. Devrais-je rester ou partir ? La mythologie de la grande ville, de nuit et de jour, en couleur et en noir et blanc. À quoi ça sert, l’un ou l’autre ? Y aura-t-il jamais un lieu ou un moment où je pourrai respirer librement ? C’est ça que nous en sommes arrivés à appeler civilisation ? Culture ? Sens de l’art ? Un ravissement. Projeté à l’extérieur lors de la grande exposition based in Berlin, où il était inclus dans un vaste programme de performances et de débats, ce film est un classique contemporain sur les problèmes de transition et de migration.
Traduit de l’anglais par Michèle Veubret