La bonté américaine

— Elise Duryee-Browner

Proposal for Apple Park, future headquarters of Apple Inc. in Curtino, California, presented in 2011, expected to be completed by the end of 2017

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En faisant un effort, on peut se souvenir que les élections, c’était il n’y a pas si longtemps. Un ami est mort en se rendant à Standing Rock, et mardi soir il y a eu une commémoration à Ridgewood, à la librairie tenue par ses amis proches (mais je ne vais pas me lancer maintenant dans une longue explication). Ce matin- là je travaillais seule dans un restaurant de Brooklyn et, comme les écoles étaient fermées en raison des élections, c’était très animé. Au lieu d’un petit déjeuner normal qui tient lieu de déjeuner, c’était le brunch, et les gens mangeaient vraiment, comme ils l’avaient bien mérité. Avec le recul il est facile de comprendre pourquoi j’ai trouvé l’optimisme ambiant si révoltant, si absurde. Une femme m’avait obligée à balayer sous le comptoir avant de s’y installer avec son fils. La propriétaire est entrée, habillée de blanc, pour prendre des cafés et des bagels au saumon fumé à emporter, pour elle et une amie, en route pour les urnes. Des femmes en tailleur- pantalon. Certains jours, les clients ne m’ennuient pas du tout, et je peux prendre plaisir à ce job. En général, je sors le sucrier, je vérifie le présentoir et les stylos, les serviettes en papier, les couverts, les tasses et les verres, tout en même temps, avec mes deux mains, et je mémorise toutes les commandes d’une table de six ; les cuisiniers se moquent de nous, nous avons des relations affectueuses et nous rions beaucoup. D’autres jours, je ne peux pas supporter le cours normal des choses. Ces restaurants, comme le reste du monde, renferment et tirent avantage des inégalités structurelles : propriétaires fortunés, stressés par les loyers chers, les problèmes de statuts et d’identité et qui, accidentellement, utilisent le climat de violence politique post-électoral pour justifier l’installation de caméras de « sécurité » avec lesquelles ils contrôlent leurs employés, qui travaillent avec et contre le gérant, qui est malheureux à cause des longues heures et de la flexibilité forcée, qui renforce les règles souvent arbitraires et changeantes venues d’en-haut et qui travaille avec et contre les serveuses, des femmes en général, et qui, dans le cas de mon restaurant, qui est très bien éduqué, conscient que nous faisons un travail sans avenir, piégées à l’étalage quand nous apportons les denrées, à des hommes dans le cas de mon restaurant, auxquels nous sourions, ou non, selon la distraction, ou l’insécurité, ou tout simplement la stupidité de ceux qui ne savent pas calculer le bon pourboire à laisser, travaillant avec et contre, et parfois obligées de supplier en cuisine, pour obtenir les changements au menu demandés par les clients, et les cuisiniers, moins payés que nous pour plus d’heures, en général des hommes, immigrés clandestins, auxquels on promet des augmentations qui sont toujours retardées, obligés de travailler à Noël, qui ne peuvent repartir chez eux voir leur mère pendant si longtemps qu’ils finissent pas rater ses funérailles, qui vivent dans un pays qu’ils n’aiment pas beaucoup mais où leurs enfants gran- dissent, des petits Américains qui parlent anglais sur le terrain de jeu et qui se déguisent en Minions pour Halloween. Sans parler des livreurs à vélo de Uber, Caviar, Seamless, GrubHub, Stadium, Amazon, Eat24, Postmates, Delivery.com et ChowNow, pour la plupart – mais pas toujours – de jeunes gens noirs qui viennent chercher les commandes que nous, serveuses, avons reçues sur six tablettes différentes avant de les rentrer manuellement dans le système PDV. Lorsque quelqu’un a écrit une note disant : « S’il vous plait, ajoutez du poulet à ma salade », nous devons répondre sur l’une de ces horribles interfaces, probablement conçues par des stagiaires en un jour, parce que ces sociétés savent que nous ne faisons pas partie de leur clientèle, et, ou bien demander 6 dollars aux clients, ce dont ils peuvent se plaindre, ou bien leur dire que nous sommes à court de poulet si c’est vrai (c’est un mauvais exemple car il y a toujours beaucoup de poulet) ou, si on est trop occupées, leur donner gratuitement ce qu’ils veulent, tout en se demandant pourquoi nous on ne peut pas se permettre de faire ce genre de chose merdique à longueur de journée. Certains jours je me sens si écœurée ou tellement en colère que je rêve de frapper les hommes sur la nuque avec l’une de nos bouteilles d’eau en verre, lorsqu’ils sourient à mon approche, comme si j’étais un cadeau de Dieu, alors qu’ils sont si inadaptés à la société qu’ils ne peuvent même pas vous regarder en face, quand ils prennent trop de place ou qu’ils ont besoin de croire que je suis triste parce qu’un Mexicain a fait irruption dans le restaurant et a volé tous les iPads. Cette nuit-là, dans la voiture après la commémoration pour Clark, on a entendu à la radio que Trump allait l’emporter.

Il me semble parfois qu’il y a un anti-érotisme hébété dans la comparaison que font les gens de Trump avec Hitler, un fantasme de la réalisation offerte par la victimisation, l’extinction de la volonté. Je sais que l’on a beaucoup réfléchi au sujet des complexes des victimes, et je suis sûre qu’il existe de nombreuses critiques sur le sujet, mais je n’en connais rien. J’essaie simplement de parcourir la liste d’options pour expliquer les choses que j’ai vues ces derniers mois. Je ne devrais pas être si en colère, mais lorsque ces jours-ci j’entends mentionner le nom d’Hitler ou même toute allusion au nazisme dans un dossier de presse, mon désir immédiat est de faire exploser l’endroit où je me trouve, en général mon appartement. Mon grand-père, entré indirectement dans la Seconde Guerre mondiale, chauffeur de camion ravitailleur pour l’armée des Etats-Unis en Iran, même s’il s’était fait porté disparu à l’armée pour aller faire des paris, en était venu à penser que l’hospice de Westchester où il était soigné était dirigé par les nazis, et qu’ils l’avaient entraîné au golf ; ce fut l’une de ses dernières expériences sur terre. La loi Godwin sur les discussions merdiques sur Internet n’a plus aucune pertinence en raison de l’ambiance nauséabonde générale, et aujourd’hui, quand je pense à quiconque prononçant ou écrivant le mot fascisme j’en reviens à la vision que j’ai eue, défoncée, devant l’émission Democracy Now! d’une Amy Goodman diabolique, les commissures des lèvres retroussées par un rictus hilare en informant les spectateurs du nombre de personnes tuées par un drone au Pakistan. Je pense beaucoup à Jésus ces temps-ci, et j’en viens à me dire que seul quelqu’un haïssant intensément pourrait réaliser combien l’amour est important, de même que seul quelqu’un qui s’est d’abord appesanti sur ses malheurs, méprisant ses voisins, pourrait en arriver à réaliser que nous devons apprendre à les aimer.

Mes voisins ne sont pas et n’ont jamais été partisans de Trump. J’ai grandi à San Francisco à une époque dont les gens pleurent la mort aujourd’hui. Je dois signaler qu’elle n’est pas morte. Toutes les aciéries et les nerds russes, ainsi que les suprématistes blancs du monde ne réussiront pas à détruire Google, et quiconque a déjà pris un téléphone en main sait cela. Deuxièmement, la plupart des gens que je connais confondent libéralisme et gauchisme, et en ce moment ils n’ont certainement pas tort. Je ne connais rien sur le gauchisme mais j’en sais beaucoup sur le libéralisme. Les partisans de Trump veulent tuer le libéralisme, et je peux les comprendre. Ils se trompent sans doute sur beaucoup de choses ; ils sont haineux et ils ont suivi cette haine sur la seule chaîne qu’on leur proposait. Mais le libéralisme n’est pas l’amour.

S’il vous plaît, considérez ce qui vient d’être dit comme une mise à nu de mes défauts. Le problème est que je ne sais pas sur quel ton je dois écrire. Je crois que personne n’y prête beaucoup d’attention de toute façon, mais je crains toujours que la moindre chose sans une seule goutte de vitriol, après avoir imprégné le papier, ne fasse ensuite déborder la coupe. La Kabbale identifie trois principes émotionnels fondamentaux qui permettent aux puissances créatrices de s’écouler : la bonté, la sévérité, et ensuite la beauté, qui harmonise ces forces primordiales et sans laquelle leurs pouvoirs d’expansion et de rétraction seraient bloqués. C’est ainsi que je justifie mon jugement.

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Je crois en l’humanité. Nous avons tous le pouvoir, certains avec facilité, d’autres au prix de gros efforts, de laisser l’immensité de notre inconscient s’infiltrer dans ce que nous pensons savoir, et le maîtriser, pour agrandir lentement, comme pour une spécialisation, notre capacité de presser les pensées pour extraire une forme distincte de ce qui était auparavant informe, de pétrir un peu plus de notre bonne nature, dans chaque phrase ou chaque image. Peut-être est-ce le projet de la civilisation elle-même, la fabrication fiable du mot.

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On peut ne pas savoir, depuis quelques temps, où et comment la droite et la gauche ont commencé, mais ce qui est certain c’est qu’elles sont antérieures à l’humanité, à la vie sur la terre et à toutes les galaxies. La gauche et la droite ont déjà du sens dans les quarks qui se sont formés en un millionième de seconde après l’explosion du Big Bang. Et il n’y a pas d’êtres humains qui échappent à cette séparation, la différence entre droitiers et gauchers étant aussi vieille que notre culture, qui commença à se développer avant l’existence même de nos espèces.

Les hommes de Néandertal étaient aussi majoritairement droitiers. On n’en connaît pas vraiment la raison mais la découverte de dents fossiles et d’outils primitifs datant d’un million et demi d’années a apporté la preuve d’une courbe définitive qui s’éloigne de la préférence 50/50, constatée dans les tous premiers outils de pierre datant de plus de deux millions d’années, et qui atteint les quatre- vingt-dix pour cent de droitiers chez les humains aujourd’hui. La latéralité du cerveau, ou la présence de deux hémisphères asymétriques avec des fonctions distinctes, existe chez de nombreux vertébrés, mais la manualité des humains semble avoir fourni la première manifestation externe de cette autre binarité fondamentale, la première étant le sexe (qui produit aussi des distinctions dans la latéralisation et c’est pour cette raison que le féminisme, l’étude des femmes, demeure important aujourd’hui). Les gauchers ont le cerveau organisé différemment de la majorité des individus, ceci étant très variable selon les cas. Ces différences peuvent produire des difficultés d’intégration dans la société courante, puisque, par exemple, les gauchers sont plus enclins à être schizophrènes et non hétérosexuels, ce qui pourrait expliquer la diabolisation ou l’exaltation de la gauche à la différence de la droite dans beaucoup de cultures à travers l’histoire. Mais, certains, comme Chris McManus, qui semble vouloir lier cette différence aux qualités fondamentales de notre univers, avance qu’il doit y avoir des bénéfices adaptatifs pour l’humanité toute entière à cette déviation par rapport aux normes, peut-être dans le trait le plus souvent associé avec les personnes gauchères dans la pop culture, ou celle de la créativité.
L’utilisation des idées de gauche et de droite en politique est née, ce qui n’est pas surprenant, à l’époque de la démocratie moderne, spécifiquement pendant la Révolution française lorsque, à l’Assemblée nationale, les partisans du roi se sont assis à la droite du président, et les opposants à sa gauche. Cette distinction, élaborée et approfondie, au cours de la Révolution, la gauche associée à l’innovation (renouvellement) et la droite au maintien de l’ordre établi. Ainsi cette double association adhéra à la gauche, avec les notions de progrès et de changement et aussi avec les idées révolutionnaires de la rationalité des Lumières, l’individu faisant l’unité de la politique, du libéralisme et de l’égalité. De manière surprenante, toutes ces années après, avec les procès du postmodernisme, les réseaux terroristes, la mondialisation du capital et un début d’affaire de sorcellerie à Brooklyn, cette position politique a perduré presque inchangée. Ainsi, de la même manière que les formes émanant des Lumières se développent con née dans la culture urbaine mainstream, de l’expression « self-care » [soin auto-administrés] et des Fitbits à l’idée selon laquelle une personne se résume à un chapelet de qualités (blanc, cis, féminin, pansexuel, Gémeaux INFP), la gauche agit à l’identique ; même les anarchistes et leur progéniture peuvent être effrayés de ce qu’ils ne comprennent pas (autrement dit l’art).

Le fascisme, lorsqu’il a émergé un siècle et demi plus tard, s’est imaginé comme une troisième voie, à la fois contre l’establishment et la gauche rationaliste, il est important de s’en souvenir à cette époque actuelle de l’histoire. Il y a sans doute des similarités entre le programme de Trump et le fascisme, une analyse rapide de Wikipédia peut assouvir ce désir de symétrie : autarcie, xénophobie, autoritarisme, nationalisme, haine des médias, et nul doute que son programme soit, de manière similaire, une attaque du libéralisme et de la rationalité et d’une certaine façon du programme conservateur traditionnel. Mais pensez à l’autre grande force de notre monde d’aujourd’hui, l’industrie de la haute technologie, qui a aussi ses fascismes : le culte de la jeunesse et de l’immortalité, ses visées d’amélioration du stock de l’humanité avec les modi cations ADN, les traitements pour guérir une personnalité anormale, etc. Trump est grotesque et il le sait, alors qu’eux voudraient obtenir un monde immaculé. Il y a quatre ans, les positions politiques et les machinations de certains leaders de la technologie occupaient bien moins d’espace dans la couverture médiatique électorale ; cette année, les posts de Zuckerberg sont cités dans le New York Times sur le même plan que les discours de Merkel. La couverture extensive des manœuvres des sociétés Uber et Lyft, de Microsoft et de Google qui découpent leur territoire politique, sans parler du refus premier d’Apple d’aider le gouvernement à pirater l’iPhone du tueur de San Bernardino, tout ceci parle du rôle grandissant de ces compagnies et de leurs idéologies, pas tant sur le vieux mode capitaliste des lobbyistes mais plutôt sur celui d’un Etat autonome et impérial calqué sur le nôtre (il y a à la fois des appels de la droite alternative et de la gauche pour le « Calexit »). Trump s’engage à obliger leurs industries à quitter la Chine pour revenir aux Etats-Unis, et ses restrictions sur l’immigration testent probablement les limites extérieures d’éventuelles contraintes imposées par le gouvernement sur l’industrie, malgré le boycott de l’Allemagne de la culture américaine via son refus de négocier avec YouTube sur les droits d’auteur ; d’autres formes de censure sur Internet en vigueur dans des pays plus autoritaires, comme la Chine ou la Russie, semblent bien moins loin de nous aujourd’hui qu’il y a quelques mois.

En supposant que ces deux forces soient prédominantes dans le paysage politique américain : celle d’un courant réactionnaire violent, nihiliste, lamentable, irrationnel, accapareur de ressources et qui assassine la culture, contre les Lumières, et celle qui est si lisse qu’elle en est presque invisible, idéologique sans histoires, alignée en apparence sur le statu quo libéral, potentiellement profondément élitiste (voir l’histoire des gourous de la technologie et leurs bunkers apocalyptiques) et qui, en dépit du prétendu dévouement de ses membres à l’innovation, est en fait la totalisation du rationnel (au point qu’elle croit, par l’accumulation et la synthèse de méga données, pouvoir reproduire l’humain), on peut alors évaluer comment et pourquoi nous, expert, producteurs de la culture avons été marginalisés. Quel que soit le véritable programme de Trump et de Bannon, ils sont arrivés au pouvoir en raison d’une crise identitaire et matérielle, en Amérique et dans le reste du monde et aussi à cause d’un courant réactionnaire d’importance contre la culture de l’élite libérale urbaine, dont nous faisons partie. C’est peut être une platitude mais je la dis quand même : quel que soit son opportunisme grotesque, l’élection de Trump a au moins déplacé le cadre, du « piège à clics » (clikbaits) gratifiant et pacificateur (feel good) qui nous informe sur l’utilisation innovatrice de bouteilles d’eau en plastique, et sur le Brésilien sans mains qui travaille le bois avec ses pieds, avec marteau et scie, pour fabriquer des jouets pour les enfants, vers la réalité : que des changements majeurs pour la société humaine ont commencé, que le changement du climat et les guerres de ressources produiront de la violence, de la famine, et un remodelage radical de notre planète à tel point que nous ne reconnaîtrons pas les globes que nous faisions tourner quand nous étions enfants, que les révoltantes sociétés zombies créées puis boursouflées d’images, comme EI peuvent prendre forme et grossir, que la plupart des images dont on se nourrit sont des mensonges. Par exemple, nous nous sommes appuyés sur l’image d’un centre auquel on pouvait s’adresser, que l’on pouvait implorer ou contester. Nous nous sommes apaisés avec le même genre d’images hyper nationalistes qui dirigent les techniciens, qui voient les êtres comme un ensemble de qualités qui peuvent être légiférées et quantifiées, et qui, un beau jour, seront posés en équivalence par les grands rouages de la justice.

Une erreur majeure commise de chaque côté du débat actuel, à la fois par les suprématistes blancs qui disent « défendez l’Europe » et par les élites libérales qui disent « plus jamais », est d’adopter l’idée d’une Amérique européenne. Au risque grave de me tromper, contre l’appréciation de l’impact immédiat d’une opinion lue dans un magazine artistique aujourd’hui, je dirais qu’en m’exerçant mentalement à projeter le futur Holocauste, quelque chose auquel je me suis toujours livrée à des degrés variables, du moins depuis que j’ai su ce que c’était, il est un peu plus facile de l’imaginer se produisant de nouveau en Europe plutôt qu’en Amérique. Sans oublier l’histoire, qui existe bien. Dans la ruée vers l’or en Californie, l’art consistait en majeure partie de portraits de mineurs, de leurs cabanes ou de leurs revendications qu’ils commissionnaient et finançaient. Cela a dû sembler plus avantageux à la suite de la Seconde Guerre mondiale pour les Etats-Unis et les Européens de consolider leur image avec l’idée de l’ouest, mais cette construction semble aujourd’hui très fragile, ce qui peut expliquer peut- être l’intérêt de la Russie vis-à-vis de Trump. Et quand les gens se plaignent de l’utilisation du terme Amérique pour se référer uniquement aux Etats-Unis, c’est généralement dans le contexte de notre effacement de l’Amérique latine, pas pour faire valoir que nous avons en réalité plus de choses en commun avec les Mexicains ou les Jamaïcains qu’avec les Allemands. Je suppose que c’est parce que, historiquement, nous avons été majoritairement blancs et prospères, avec notre haine de nous-mêmes, ambitieuse et assimilationniste, parce que nous luttons pour nous accepter et nous appréhender comme une culture en formation plutôt qu’une lignée venue d’Europe. Nous n’avons pas, comme c’est de plus en plus le cas dans le reste du monde, le recours à une image de culture pure, et même le « Rendons sa grandeur à l’Amérique » de Trump ne me frappe pas comme étant vraiment nostalgique d’une quelconque époque particulière dans le sens où les critiques culturels l’ont dépeinte, mais plutôt comme quelque chose d’aussi plat et super ciel qu’un mème. En particulier parce que sa politique est tellement isolationniste, la reconnaissance (d’une certaine façon la continuation de la politique étrangère d’Obama) de la vocation déclinante des Etats-Unis à intervenir dans le monde entier comparativement à l’ingérence d’il y a cent ans. Lorsque j’étais lycéenne j’étais un peu irritée de voir l’importance historico-culturelle accordée à la Révolution française comparativement à l’histoire américaine ; les Etats-Unis n’ont jamais existé en dehors de l’époque rationaliste des Lumières de l’Etat-nation et du capitalisme. Depuis toujours internationaux et multiraciaux, depuis toujours capitalistes (dans les années 1850, en Californie, nombre d’immigrants français, chiliens, et mexicains ont été perçu comme une menace et ils ont constitué les premières cibles de lynchages), nous sommes et avons toujours été le peuple d’une déclaration humaniste et rationaliste tout en vivant cependant dans cet état d’extrême contradiction constante. La gauche, du moins depuis le Vietnam, a pris une position généralement anti-américaine : opposition à la politique étrangère, au capitalisme et aux maux du racisme et du système de classes. Cette aspiration à un pouvoir central et à un changement structurel concret amenuise l’incroyable étendue et la sagesse de la culture des Américains (ce que la droite, bien sûr, fait plus explicitement dans ses fictions grotesques et pathétiques) et semble venir à la fois d’une peur d’habiter la contradiction et, sans doute plus important, d’accepter le fardeau écrasant de l’Amérique, qui est d’influencer une culture mondiale qui lui ressemble de plus en plus.

Cette élection a porté un coup dur. Personne ne pouvait sortir de son lit, mais le besoin irrésistible d’analyser et de parler s’est fait immédiatement sentir. Instagram s’est rempli d’images politiques. Je me suis sentie pleine de rage envers tous ceux qui m’entouraient, déprimée et en colère contre notre élite et son besoin profondément maladif de certitude, de reconnaissance par ses pairs, de diagnostic rapide de notre culture privilégiée. La réponse émotionnelle de masse était bien plus significative pour moi et je faisais bien plus confiance aux récits que faisaient mes amis de cette douleur qu’à toutes nos tentatives embrouillées pour expliquer d’où elle provenait. Et là on en revient aux hémisphères du cerveau. L’hémisphère gauche, qui contrôle le côté droit de notre corps et qui est donc associé à notre idée de la droite, est chargé de s’occuper des certitudes, des mots. Des tâches précédemment inconnues activent le cerveau droit mais une fois qu’elles ont été apprises par cœur, c’est le cerveau gauche qui est activé ; le cerveau droit comprend les choses de manière holistique – le corps tout entier, la race humaine comme un tout, alors que le gauche comprend les choses en parties et détient le sentiment de la conscience de soi unitaire assoiffée de pouvoir. La qualité du cerveau gauche la plus effrayante est sa parfaite aptitude à la rationalisation : si votre cerveau gauche est temporairement désactivé et que le cerveau droit reçoit une instruction, lorsqu’il est réveillé le cerveau gauche saisira n’importe quelle explication pour que votre action semble au plus logique, et vous ferez entière confiance à cette justification. La dépression est une activité du cerveau droit, peut-être qu’une façon de la décrire est de la comparer à l’expérience de recevoir et traiter une information pénible qui ne peut cependant pas être articulée dans le langage et ne peut être comprise dans les certitudes séquentielles de notre cerveau gauche conscient. Ainsi tous ceux que je connais, à la suite de l’élection, ont enregistré l’horreur émotionnellement, mais l’extrême inconfort de notre culture vis-à-vis de cette confusion a aussi entraîné une mobilisation immédiate de mécanismes profondément institutionnalisés de politique et de pensée, comme l’élection a ouvert d’un coup sec un énorme sachet de chips Lay’s que nous avons avalées.

Je ne peux pas prétendre savoir ce qui se passe en Chine ou en Russie, mais nous savons que les arts et la culture ne sont pas une garantie, qu’on a refusé le droit de parole aux femmes pendant des milliers d’années pour une bonne raison, que les écoles libérales alors même qu’elles enseignent aux enfants ce qu’est le racisme sont toujours empreintes une idéologie occidentale, et que notre monde hyper rationaliste sera bientôt en mesure de tout dominer par la technologie. Il y a urgence et je pense que Trump est quelque part un homme de paille (comme l’est le mouvement alt-right). Alors, si nous pouvions envisager de séparer la notion de gauche de son ancienne ferveur des Lumières pour l’égalité, qui exige, à la fois, un centre pour manager et statuer, et un procès éternel et sans pitié, de la partition de l’être humain en unité binaire et regarder plutôt aux moyens matériels et spirituels que les gens ont développés pour survivre et résister à cette culture froide, dure tout en étant complètement liés à elle (le flux régulier de migrants a toujours été vital pour cela), nous pourrions découvrir plus d’unité et de possibilité que nous attendions.

Qu’en serait-il si l’Amérique devenait le bras mort de la culture, incapable de communiquer avec ces enfants bâtards Si nous pouvons tous reconnaître l’humble expérience de l’élection, il peut sembler faible et négatif que notre réponse structurée au slogan ingénieux de Trump a été de dire, comme si les manœuvres des 1% constituaient tout notre héritage, bon, alors « L’Amérique n’a jamais connu la grandeur » ?