Le luxe de la cohérence
Ce texte a été récemment publié dans l’anthologie de Claire Fontaine La Grève humaine, et l’art de créer la liberté, Zürich, Diaphanes, 2020.
Un jour, il nous dit, à moi et Gallese : « Je connais un groupe de chercheurs à Marseille qui étudie la façon dont les odeurs provoquent les émotions. Cela rendrait possible de prouver l’existence de neurones miroirs pour l’empathie. » « Comment cela ? », avons-nous demandé. « En utilisant des odeurs qui provoquent certaines émotions et en montrant en même temps des visages qui expriment des émotions semblables. À ce point nous pouvons vérifier si dans les deux cas les mêmes zones sont activées. […]Nous avons découvert alors que les mêmes voxels, soit les mêmes points sur la même carte de résonance magnétique du cerveau, étaient activés par les stimuli naturels (par exemple l’odeur des œufs pourris) que quand les sujets voyaient – en fait lisaient – la même émotion, le dégoût, sur le visage d’un autre. Nous avons vu immédiatement que […] les émotions des autres gens n’étaient pas comprises « cognitivement » mais ressenties « directement » comme propres.
Giacomo Rizzolatti et Antonio Gnoli, In te mi specchio, 2016
Alors que les conséquences de la faim sont connues, et que nous comprenons facilement que le manque de nourriture produit des dégâts sur les corps aussi bien permanents qu’éphémères, nous sommes moins informés sur la façon dont d’autres manques nous abîment et nous transforment irréparablement. Vivre endetté, par exemple, mutile l’âme. L’angoisse tue l’empathie. La peur détruit la dignité. La pauvreté implique, tout d’abord, des limitations de l’être, les gens qui en souffrent ne peuvent pas connaître de vie qui ne soit pas économiquement privée de possibilités d’exister. En dernier ressort les personnes dans le besoin, en retirant leur liberté du monde, dilapident le patrimoine de l’humanité, érodent notre capacité à nous comprendre les uns les autres. Et dans le désert de leur absence, le racisme, la cruauté et l’indifférence prospèrent. Il y a cinquante ans, dans de nombreux pays occidentaux, une révolte de jeunes travailleurs et d’étudiants explosa pour exiger une vie différente, dans laquelle l’amour et l’exploration du corps seraient une partie importante de l’existence de chacun. Cela signifiait libérer les subjectivités de leur dette envers la société, les détacher de leur position limitée qui en faisait de la pure force de travail ou de la force de travail en puissance et de les relever de l’obligation de partir en guerre ou d’obéir à leurs oppresseurs. Le féminisme commença alors à dire – et il le dit toujours – que tout ce que nous savons de l’amour est une fable patriarcale, racontée sans cesse dans le seul but d’enchanter notre présent inacceptable. L’amour reste à inventer : le simple fait que la pauvreté existe encore en fournit la preuve.
Accueilli après diverses aventures dans le château où se trouve sa dame, le héros lui déclare son amour, qu’elle refuse. Au cours d’une longue conversation […] le chevalier profite d’un moment d’inattention de la dame pour lui enfiler une bague au doigt ; s’en apercevant plus tard, elle le fait appeler et, fort irritée, exige qu’il la reprenne. […] En le reprenant il dit : — Grand merci ! / Certes l’or ne s’est pas terni / s’il vient de ce beau doigt —. / Elle sourit en pensant qu’il allait le remettre au sien : / mais il accomplit au contraire un geste fort sensé / qui par la suite lui valut une grande joie. / Il s’est appuyé sur le puits, / dont la profondeur n’était / que d’une toise et demie, / et il ne manqua pas d’apercevoir / dans l’eau, belle et limpide, / le reflet de la dame qui était ce qu’au monde il préférait. / — Sachez – dit-il – en un mot que je ne le reprendrai pas, – mais que l’aura ma douce amie, / qui est ce qu’après vous j’aime le plus. / — Dieu, répond-elle. Il n’y a que nous ici : / où la trouverez-vous si tôt ? / — Je le jure, vous ne tarderez pas à voir / la vaillante, l’aimable dame qui l’aura. / — Où est-elle ? — Par Dieu, la voici, regardez / votre beau reflet qui attend. / Il prend l’anneau et le lui tend. / — Tenez, dit-il, ma douce amie ; / puisque ma dame n’en veut pas, / vous le prendrez, sans discussion –. / L’eau s’est un peu troublée / à la chute de l’anneau ; / et lorsque le reflet se fut dissous / — Voyez, dit-il, à présent elle l’a pris.
G. Agamben, Stanze, 1992
Dans Le Lai de l’ombre, le poème le plus admiré du trouvère normand Jean Renart, un chevalier qui courtise une dame, aspire à son amour spirituel tout en vénérant son image physique. Le reflet de la dame sur la surface de l’eau finit par accepter la bague et les fiançailles que la femme en chair et en os refusait, après quoi ils vécurent heureux. Pendant que Renart était en train d’écrire ces lignes, les rues des villes françaises étaient jonchées de corps de sans-abris, les chemins boueux des campagnes étaient infestés de vagabonds fuyant leurs maisons vides et les champs stériles en quête de survie.
La répression de la contraception et de l’infanticide était à ce moment-là tellement dure que le nombre de pauvres, clochards et mendiants avait atteint des proportions inouïes. En 1179, dans son discours au troisième concile du Latran, le pape Alexandre III avait condamné le système parasitaire des prêts à usure en vigueur : le mort-gage – qui amenait les gens à perdre non seulement leurs propriétés mais aussi leur usage et les profits de leur activité, en les laissant sans le moindre espoir de regagner l’autosuffisance. Mais les usuriers sans scrupules continuèrent à étrangler la population, en causant des épidémies et en installant un état de misère endémique. Maladies et disette frappèrent l’Anjou en 1124, la famine décima l’Aquitaine entre 1161 et 1162 et les mauvaises récoltes créèrent en 1197 une armée de paysans déracinés entre la Seine et l’Escaut. Michel Mollat écrit dans Les Pauvres au Moyen-Âge : « Beaucoup, réduits à une si cruelle nécessité, adoptèrent une vie contraire à l’usage, devinrent larrons et finirent pendus. » Les mêmes personnes qui mouraient de maladie et de faim, sur l’échafaud ou brûlées comme sorcières, souvent sans que personne ne se souvienne de leur nom ou ne verse une larme – auraient pu faire preuve, si elles avaient été à la place du chevalier, de la même délicate sensibilité et après une discussion passionnée, elles auraient pu offrir leur amour à un reflet tremblant à la surface d’un miroir d’eau claire.
J’ai fait l’expérience d’un véritable regret pour l’intégrité originaire de laquelle je sentais que j’avais pris mes distances : dans la désorientation produite par le désir de la résonance d’une autre femme perdue, j’ai pris conscience de moi-même.
C. Lonzi, È già politica, 1977
Les dernières recherches prouvent que les neurones miroirs ne sont pas seulement responsables de notre empathie mais aussi de notre capacité à ressentir les événements, qu’on regarde comme si nous en étions les protagonistes. Nous n’avons pas besoin qu’on nous explique que des personnes souffrent pour éprouver l’urgence de les soulager de leur peine. La raison qui nous empêche de le faire est la même qui nous ôte la force de penser, d’expérimenter, d’être courageux : nous ne pouvons pas nous le permettre. Le luxe de la cohérence appartient aux féministes radicales, aux abolitionnistes des prisons, aux philanthropes incorruptibles, aux médecins de guerre et aux journalistes sans peur. En dehors de ces cas l’économie gagne toujours, de petits calculs sont intégrés à notre capacité sélective de nous reconnaître dans les autres et nous vivons dans le déni de l’évidence du communisme. Dans son journal, Lonzi raconte une anecdote troublante sur le tissu social qui nous connecte les uns aux autres : « La personne qu’elle était auparavant n’aurait pas pu m’aider, mais dans le groupe que j’avais formé elle avait trouvé une manière de devenir elle‑même et de me pousser à faire la même chose. Alors j’ai enfin compris pourquoi j’avais créé le féminisme : pour que Sara existe et qu’elle me fasse ainsi exister. » Nous pouvons nous acharner à ignorer ce qui lie notre destin à celui des autres, refuser de les voir comme nos miroirs et négliger ce que nous avons en commun, mais en faisant cela nous perdrons la seule possibilité de donner un sens à notre vie. Jusqu’à ce que la cohérence devienne le luxe ultime, celui que personne ne peut se payer.