Préface
Depuis les années 1960, les poursuites au nom du respect des droits d’auteur dans le champ de l’art ont engendré des litiges d’une nature tout à fait singulière pour les artistes: soit dans le cas de contrats établis pour contrôler la circulation des œuvres sur le marché et leurs conditions d’exposition, soit lorsque les artistes s’approprient des éléments pré-existants en totalité ou partiellement. Plus récemment, on se rend compte que l’immatérialité ou le caractère éphémère des œuvres, leur circulation rapide et incontrôlable due au réseau Internet et leur aspect discursif ont accéléré les transformations du domaine juridique en matière de droit d’auteur.
L’hypothèse que fait Judith Ickowicz dans un ouvrage récent est de penser la relation du droit à l’art contemporain comme une relation d’interaction complexe, où les deux champs se construisent l’un vis-à-vis de l’autre. C’est une hypothèse audacieuse qui considère la science du droit en relation avec les sciences sociales dans la mesure où le droit donne forme au jeu social. Ce numéro s’est construit à partir de l’introduction de cet ouvrage, qui propose une histoire de l’art moderne à partir d’une sélection de procès partant du premier cas de non respect de droit d’auteur pour une photographie en 1862 (l’affaire Mayer et Pierson), qui a permis d’imposer ce medium comme œuvre d’art et d’introduire une nouvelle notion de l’auteur moderne.
Seth Siegelaub est mort en juin dernier au moment même où l’on commençait à découvrir ses activités menées en Europe à partir de 1972, date à laquelle il quitte officiellement le monde de l’art à l’âge de 31 ans. Il avait ouvert un centre de recherche et de documentation en banlieue parisienne pour faire circuler des documents de communication politique dans le cadre de théories critiques de la communication. Ainsi, avait été opéré un déplacement de l’activité de galeriste, d’éditeur, de dealer et de commissaire d’exposition vers celle de chercheur spécialisé en théories de la communication. Comme le montre Sara Martinetti dans ce numéro, cette nouvelle position se place dans la continuité de la première. Seth Siegelaub avait compris très tôt comment les artistes post-conceptuels devraient intégrer dans leur propres productions artistiques une dimension discursive de plus en plus présente dans le système de l’art (écrit, entretien, interventions, contrats…). Le champ d’action critique se déplacerait alors sur les formats de ces productions discursives, leurs circulations et leurs réceptions. Par conséquent, le droit d’auteur serait amené à porter davantage sur les idées et les textes indépendamment de leur format et de leur support matériel.
Ce texte remet en question la réception de Seth Siegelaub initiée par Alexander Alberro aux États-Unis, celle « d’un impresario brillant d’artistes » (S. Martinetti), et montre comment Siegelaub a continué de s’aider des principes de l’art conceptuel dans le domaine de la communication politique, et comment il a anticipé les stratégies des artistes post-conceptuels à partir de son expérience politique. Il en aurait aussi déduit que les théories critiques de la communication sapent les principes fondamentaux de la notion de droit d’auteur dans l’art contemporain qui reposent encore grandement sur l’immuabilité de la forme de l’œuvre.
Cette réflexion sur le droit dans sa relation à l’art contemporain est à mettre en relation enfin avec la réactivation de l’exposition Quand les attitudes deviennent forme de la Kunsthalle Bern (1969) lors de la dernière biennale de Venise. Si l’exposition de 1969 a été une date importante dans l’histoire des expositions, on pressent que sa réactivation dans le Pallazo vénitien Ca’ Corner della Regina le sera tout autant. Plus que tout autres, elle pose la question des droits d’auteur de l’entité «exposition» et du statut de son auteur même, et ouvre ces questions à d’autres pratiques collectives dans le champ artistique.