Rabalaïre (extrait)
Alain Guiraudie, cinéaste et écrivain, a publié en automne dernier chez P.O.L. Rabalaïre, un roman de plus de mille pages dans lequel Jacques, qui habite dans le sud du Centre de la France, récemment licencié d’une petite entreprise de sous-vêtements, bénéficie d’une période de chômage qui lui permet de « voir venir », de réfléchir et, surtout, de prendre la route, à vélo, à travers montagnes, cols et vallées en quête de sensations et perspectives nouvelles. Dans les premiers chapitres, suite à sa démission récente d’un collectif de militants de gauche, il s’interroge quant à la difficulté qu’il ressent de plus en plus à faire passer un message d’ouverture vers l’autre, à être compris : « Si on était plus en contact, plus en discussion, peut-être qu’on arriverait à y voir clair ou en tout cas, sans y voir plus clair individuellement, parce qu’on a pas tous à avoir des idées précises sur tout, peut-être qu’une clarté ou une ligne pourrait se dégager entre tout le monde. » Puis, Jacques s’enfonce à vélo vers des contrées qui semblent presque aussi étrangères que celles d’un conte, au gré de ses désirs : désir charnel, désir de l’autre, d’inconnu, désir aussi d’un « collectif » plus hétérogène. Le désir est au cœur du roman : parvenir à l’inventer, l’accepter, l’expérimenter et le vivre ; à rebours de celui, connu, verbalisé et défini par d’autres. L’extrait a été lu par l’auteur à la Maison de la Poésie le 15 octobre 2021, à Paris.
– On y va ?
Et c’est comme si on reprenait nos esprits, comme si on reprenait l’action là où on l’avait arrêtée, le curé m’invite à le suivre en me prenant l’avant-bras. Il dit à peine au revoir à Rosine, je suis sûr qu’il va juste me mettre au lit puis venir la retrouver et passer la nuit avec elle, c’est pour ça qu’elle me disait qu’il était pas du tout pédé ni pédophile, ni tout ça, et c’est pour ça aussi qu’il a pas demandé pourquoi je devais aller dormir au presbytère. Le seul truc qui me pose vraiment question c’est pourquoi Éric lui fait la bise. Sur le chemin du presbytère, je lui demande :
– Qu’est-ce que vous vouliez dire l’autre matin quand vous m’avez dit qu’il valait mieux pas que le fils de Rosine me trouve là ?
– Qu’il valait mieux qu’il ne vous trouve pas là.
– Il peut être dangereux ?
– Oui.
Je veux lui demander comment il est dangereux, s’il a déjà frappé (ou blessé ou même tué) quelqu’un mais j’en ai pas le temps.
– Il n’a pas dû apprécier votre érection après le repas d’enterrement (il ajoute). Vous feriez bien de vous méfier.
On marche toujours dans le village, sur la place de l’église, il y a juste un lampadaire et quand on a dépassé l’église, on est presque dans le noir.
– Même s’il a dû comprendre que c’est plutôt pour moi que vous étiez en érection. Mais je me demande si ça ne l’a pas encore plus énervé.
Ça me déstabilise un peu, cette réflexion.
– Et comment il l’aurait compris ? (j’y demande).
– Vous n’étiez pas très discret à vous frotter contre moi.
– Je me frottais pas contre vous, je touchais un peu votre cuisse.
On entre dans le presbytère, on se retrouve dans la lumière, dans un petit couloir qui semble distribuer trois pièces. Là, le curé me regarde, il a l’air de réfléchir, il hésite même un bon moment et comme je suis très intrigué à la fois par son visage que je découvre sous un jour nouveau (à cause de la lumière, du lieu, de mon état, ou du fait que je le connais un peu mieux) et intrigué aussi par ce qu’il va dire (ou pas dire vu le temps qu’il prend), du coup, je sais pas quoi dire, j’attends. Et il finit par me demander :
– Quelqu’un vous a fait boire quelque chose là-haut, vers le col ?
Je le regarde, je secoue la tête doucement pour dire non, mais je pense à la gnôle de Gabin, même si ce jour-là j’étais vraiment à jeun. Je fais l’étonné, celui qui sait même pas de quoi on parle. Il insiste du regard.
– Vous voulez dire : quelque chose qui ferait bander ? (j’y fais).
Et lui, il semble à son tour étonné par ma question, ou déstabilisé, je sais pas. J’imagine qu’il se rend compte qu’il a été un peu loin, qu’il a commencé à livrer le début d’un secret.
– C’est vraiment pour moi que vous étiez dans cet état ? (il me demande).
Et là, je sais pas quoi répondre et de toute façon, si j’avais voulu répondre non, il aurait fallu que je le dise tout de suite, tandis que là, avec le laps de temps que j’ai laissé passer, à réfléchir si c’était à son contact ou si ça aurait été la même chose au contact de n’importe qui, c’est trop tard, je serais pas crédible et de toute façon, ça me plaît bien que le curé pense que je bandais pour lui. Juste un truc que je me demande : c’est pourquoi le curé a dit que ça a peut-être encore plus énervé Éric que je bande pour lui (le curé) plutôt que pour sa mère. Et du coup, la bise entre eux, Rosine qui insiste bien sur le fait que ce curé là, il a rien à voir avec les pédophiles, il m’en faut pas plus pour que je commence à m’imaginer des choses entre Éric et le curé. Puis il me montre ma chambre, une vieille pièce avec juste un lit et une chaise, pas d’armoire, même pas de table de nuit et au-dessus du lit, un crucifix en bois et tout ça au milieu d’un papier peint crème. Il me montre même pas la salle de bains, ni les chiottes, il me souhaite une bonne nuit, un grand sourire et à demain. Je traîne pas, je me couche, mais j’ai beau être crevé, j’arrive pas à m’endormir, je repense à cette drôle de journée, c’est même la première fois que je repense à ce moment étonnant que j’ai connu avec Gabin, j’y repense à la fois comme à un viol et comme à un grand moment de plaisir, j’ai emmené avec moi cette jouissance intense (c’est la première fois de ma vie que je jouis vraiment du cul), je crois que même en dînant avec Rosine, je l’avais toujours au fond de mes entrailles mais je garde aussi le souvenir d’une grande violence, comme dans un accident où on a l’impression de pas vraiment être soi-même, d’être à côté et de se regarder. Je me revois à quatre pattes dans l’herbe, la grande maison tout à côté et la grosse queue de Gabin qui s’enfonce dans ma gorge et je sais plus si j’aime ou j’aime pas ça, mais faut continuer, aller jusqu’au bout et je me demande si sa gnôle, c’est un truc qui augmente la libido ou qui annihile la volonté. Et du coup, je me demande si j’ai l’impression de pas avoir été moi-même parce que j’assume pas ce bon moment, parce que je garde quand même le souvenir de cet homme gras, très moche, pas très sympa et qui pense qu’à sa gueule ou bien est-ce que c’est parce que c’était pas un si bon moment que ça et que sans la liqueur, j’aurais jamais baisé avec ce type ou alors j’aurais peut-être commencé parce qu’il y avait forcément quelque chose qui m’attirait chez lui (j’y suis pas retourné à cause de la liqueur), mais je l’aurais envoyé chier dès qu’il aurait commencé à me pousser sa bite au fond de la gorge. Et puis je revois les plaques rouges sur sa peau blanche, les boutons sur son cou et aussi le bronzage de ses bras et le vent dans les arbres, les arbres sur la crête de la colline, le soleil rasant, enfin, je revois Jordan qui me voit là à quatre pattes dans l’herbe et qui sait pas trop quoi faire de ça mais qui semble pas trop gêné non plus, et ça se termine que je suis dégoûté par le souvenir d’un bon moment. Après, je décide de changer de sujet, je pense à la ferme perdue dans les collines, à tout ce monde et puis au curé qui sort du bois avec le vieux berger et puis aussi à Lydia qui m’appelle et qui doit parler en me donnant l’impression de mentir à son mari mais sans lui en donner l’impression à lui qui est juste à côté d’elle, et ça devient compliqué parce qu’au milieu de tout ça, y’a toujours cette image qui essaie de se glisser, celle du jeune Arabe qui se fait exploser tout seul dans la campagne ardéchoise. Et d’un coup, je m’aperçois que j’ai la queue hyper dure et c’est l’effet de la gnôle à Gabin, je me dis qu’il faut plus que je pense à rien, ça me demande un grand effort de concentration et je finis par m’endormir. Mais je me réveille d’un coup, terrifié, je revois Rosine quand elle a dit à son fils que je dormais ici et je sais qu’il va venir, c’est pour ça qu’il était si calme en partant hier soir, il savait que j’étais à sa portée, il savait que je serais seul au presbytère (vu qu’il sait forcément que le curé dort avec sa mère). J’allume pas la lumière parce que j’ai peur de le voir là, penché au-dessus de mon lit, attendant le bon moment pour me fracasser la tête ou me tirer dessus avec son fusil de chasse, j’attends, immobile, j’écoute le grand silence. Je nous revois, le curé et moi, devant le cercueil de Raymond, et le curé qui me dit : « Il est beau, hein ? » Et je comprends qu’il était en train de m’espionner pour le compte non pas de Rosine mais d’Éric, et si Éric m’en veut autant c’est parce qu’il a compris que j’étais en train de tomber amoureux de son père et de me voir hier soir dans ses fringues, ça l’a forcément énervé, encore plus que l’érection d’après le repas d’enterrement. Je me lève, toujours dans le noir, parce que dans le noir, je suis à égalité de force avec Éric. Quand j’ouvre la porte de ma chambre, c’est comme une délivrance, et comme il s’est rien passé, c’est la preuve qu’Éric est pas là, mais tout de suite après, je me dis que ça veut rien dire, et que de toute façon, il peut arriver d’un moment à l’autre. Je traverse le couloir à tâtons, le corps et une main collés au mur, je me souviens vaguement des lieux, je revois la porte d’entrée à une dizaine de mètres tout droit devant moi. J’y arrive enfin, elle est pas fermée à clef et y’a même pas moyen de la fermer, pas de verrou, pas de clef sur la serrure. J’ai la sensation que de regarder dehors, de voir le village, ça va me faire du bien. Dehors ils ont dû couper l’éclairage public, je sais qu’ils font ça de plus en plus dans les communes rurales par souci d’économie, donc dehors, c’est moins noir, je distingue le contour des murs et même ceux des arbres grâce au petit vent frais qui fait bouger les feuilles (ou leur ombre). Et là, maintenant que je suis rassuré, je peux allumer la lumière, le couloir m’a l’air beaucoup plus court que ce que je pensais, je le refais en sens inverse, je jette un œil dans les autres pièces. La cuisine, à l’ancienne, assez grande pour qu’on puisse manger dedans, mais plus loin il y a une vraie salle à manger. Juste une table carrée avec quatre chaises autour et un buffet en bois et rien qui dépasse, ça fait pas très habité tout ça. Je monte à l’étage, je suis pas sûr que le curé soit pas là, et en plus, il me vient à l’idée qu’il pourrait être là mais avec quelqu’un, avec Éric, par exemple. Donc je fais très attention à pas trop appuyer sur les marches. C’est peine perdue, l’escalier craque de partout et pareil pour le plancher en haut. J’avise la première porte entrouverte, je sens que c’est bien la chambre du curé, j’entrevois une chaise avec des vêtements. Entre le parquet qui craque, le bois de la maison qui travaille, et la porte qui grince, j’ai du mal à obtenir un vrai silence, du coup je fais confiance à mon instinct, je me dis que si quelqu’un dormait dans cette chambre, je le sentirais. Alors j’ouvre en grand, je devine le lit vide, j’allume la lumière de la chambre, c’est un grand lit avec une tête en bois massif, il est défait, les draps et couvertures retournés. Le lit est froid, les draps semblent plutôt neufs et rien qu’en m’asseyant dessus, je le sens plus confortable que le mien. Et puis j’aime bien cette chambre aussi, elle est plus habitée, le curé a jeté quelques habits sur une table haute, un pyjama, une soutane, un tee-shirt, et sur la table de nuit, il y a une édition toute neuve des Évangiles, il y a aussi un vieux Télé Z et puis aussi un autre bouquin en dessous. Et ce que j’aime par-dessus tout, dans cette chambre, c’est le papier peint, il semble tout neuf, tout bleu, d’un beau bleu ciel avec des marbrures très fines, ça donne un air doux à la chambre, ça donne envie de s’endormir ici. Sans compter qu’Éric viendra jamais me chercher dans cette chambre. Je me sens bien dans ce presbytère, je suis même assez content de l’avoir pour moi tout seul et pour la nuit tout entière. Je m’inquiète même plus d’Éric, il doit dormir bien tranquille chez lui, le seul truc qui me chiffonne, c’est de savoir où dort le curé, il faut que j’en aie le cœur net, je vais au moins vérifier chez Rosine. Du coup, je remonte jusqu’au café, et sans éclairage public, Gogueluz, c’est bien flippant. Je me sens dominé par la masse noire des collines, et comme je distingue à peine les maisons les unes des autres, on pourrait me tomber dessus à n’importe quel moment sans que j’aie rien vu arriver. Même le son de mes pas est inquiétant. Alors je m’arrête pour écouter, j’entends la rivière couler, ça se mélange avec le bruit du vent, j’en profite pour regarder en l’air, je regarde la crête des collines qui se fond dans des nuages gris, le temps est couvert, il va sans doute pleuvoir. Une fois chez Rosine, j’ai aucun mal à trouver mon chemin jusqu’à l’étage, mais là je sais plus comment m’y prendre. Comment je fais pour vérifier que le curé est bien là, près d’elle ? Sans faire de bruit et sans allumer la lumière. Et d’ailleurs, est-ce que j’ai vraiment besoin de vérifier ça ? Je réfléchis un moment, tiraillé entre l’envie d’aller me recoucher dans le lit du curé, parce que c’est sûr, c’est ça que je vais faire tout à l’heure, et l’envie de savoir. J’ai envie de tout savoir sur le curé. Sur Rosine aussi. Je réfléchis dans le noir, je me dis que si quelqu’un allumait la lumière d’un coup, ça ferait sans doute bizarre de voir un mec comme moi debout au milieu du couloir la tête un peu penchée qui regarde nulle part. La seule idée lumineuse que j’ai trouvée, c’est d’utiliser la lueur de mon portable pour m’éclairer. J’ouvre la porte de la chambre de Rosine sans être sûr que c’est sa chambre, comme c’est la seule fermée, je me dis que ça doit être ça, mais au moment où je l’ai entrouverte je me demande pourquoi ils fermeraient la porte dans une maison où ils sont seuls. Bon, maintenant que j’en suis là, que la porte a grincé, c’est plus la peine de reculer surtout que j’ai aucun mal à percevoir une respiration, je reste fixe, les yeux perdus dans l’obscurité, l’oreille tendue, au bout d’un moment, je crois distinguer deux souffles différents, quelque chose dans le rythme, dans la tonalité aussi, et puis je sens un mouvement, un petit mouvement d’abord et puis un mouvement plus ample et puis un déplacement, j’arrive pas à savoir si c’est juste une idée que je me fais ou si c’est réel, et quand je comprends qu’on vient vers moi, c’est trop tard, j’ai même pas le temps de faire un pas en arrière, une main me touche, trouve mon bras, m’agrippe et un grand corps me repousse vers l’extérieur de la chambre. Et à l’odeur, je comprends que c’est le curé. Il m’emmène dans une autre chambre, celle où on avait mis le cercueil de Raymond, il allume la lumière, il approche sa tête et l’index devant sa bouche, il me fait « Chut ». Je comprends pas ce qui peut lui faire penser que je vais faire du bruit.
– Quelque chose ne va pas ?
Il me demande ça comme s’il y avait un problème au presbytère ou comme si j’étais malade et que je le cherchais juste pour ça et je cherche quoi lui répondre parce que j’ai pas vraiment de raison d’être là. Je le regarde, il est très proche de moi, je vois juste le haut de son pyjama bleu nuit avec un liseré rouge, j’ai du mal à affronter son regard, je plonge dans le V du col du pyjama, dans la peau blanche et sans poils de sa poitrine. J’essaie de me reculer, mais toujours il se rapproche et il fait tout pour capter mon regard, quand je baisse la tête, il me la relève avec la main sous le menton, il me dit : « Hein, qu’est-ce qui ne va pas ? » Et moi, je m’imagine qu’il fait ça pour me cacher son érection parce que je peux pas faire autrement que de m’imaginer qu’il bande comme un taureau et j’aimerais tellement voir ça. Mais il me lâche pas, il insiste encore, alors j’espère le faire reculer en lui disant :
– J’ai peur là-bas tout seul !
Mais ça le fait pas reculer du tout, au contraire, il reste bien sur place, il me regarde, il comprend pas.
– J’ai peur qu’Éric vienne. Si au moins je pouvais fermer la porte à clef.
Et là, j’ai l’idée d’étendre ma main jusqu’à son sexe pour essayer de sentir ce qui s’y passe. Mais il se recule, comme s’il avait pas pensé à ça et qu’il venait de comprendre son erreur. Du coup, je peux le regarder enfin au moins jusqu’à mi-cuisse et pas la moindre trace d’érection, ça me déçoit beaucoup et en plus, ça veut rien dire, si ça se trouve il bandait vraiment tout à l’heure en sortant du lit, il a eu le temps de débander, il prend un air désolé pour me dire :
– Il n’y a jamais eu de clef !