Si nos vies sont noires. Sur la conférence d’Angela Davis et de Gina Dent à la Maison de l’Amérique Latine, Paris
Le 25 novembre dernier la salle du premier étage dans laquelle Angela Davis et Gina Dent allaient parler était déjà entièrement remplie une heure avant que la conférence commence. Garder des places était chose ardue car la salle du rez-de-chaussée, où se trouvaient l’écran et les enceintes pour ceux et celles qui ne pourraient pas être accueillis à l’étage, s’était remplie si vite que le passage à travers le couloir qui menait aux escaliers devint rapidement impossible et le personnel des lieux dut se transformer en police improvisée pour contenir les foules.
La victoire de Trump aux élections présidentielles était alors tellement fraiche que le sujet occupa une bonne partie de l’intervention d’Angela Davis. Malgré la tristesse et la vulgarité du sujet abordé, l’impression très forte qui dominait la salle était celle d’une élégance compétente qui anoblissait tout par la précision et d’un calme difficile à trouver ailleurs. Il faut se méfier de l’exotisme surtout en politique : il se peut que les problèmes politiques d’un autre pays paraissent mieux abordés et plus intéressants que les nôtres, surtout si l’oratrice est une star du milieu radical et elle est irrésistiblement charismatique ; toutefois ce qu’il y a de séduisant dans l’approche et la méthode que Davis et Dent ont exposé de manière complémentaire devant le public parisien à la Maison de l’Amérique Latine, est quelque chose de pas assez pratiqué en France : l’intersectionnalité, soit l’art de relier des aspects de la réalité qui se présentent comme déconnectés et les faire rencontrer sur le plan des luttes.
Angela Davis a invité le public à considérer l’incarcération excessive et les violences racistes de la police comme des technologies de l’exclusion sociale et non pas des failles du système ou des solutions d’urgence à une situation critique. La constellation qu’elle a dessinée était à la fois fulgurante et complexe : le mouvement pour les vies noires (Movement for Black Lives) inclut Black Lives Matter (les vies noires comptent) et les deux ne sont ni des mouvements identitaires ni des tentatives de faire émerger une nouvelle universalité. Le fait de dire que les vies noires comptent, elles qui sont le plus sujettes aux abus et à l’oppression, équivaut à dire que toutes les vies comptent, mais ce trajet vers l’universalité n’est pas anodin. Il faut en fait se méfier des universalismes construits sur le mépris implicite pour une fraction de ceux et celles qu’ils prétendent inclure, il faut se méfier d’un point de vue unifiant qui fait taire les différences spécifiques, qui est au fond une politique identitaire masquée de neutralité. L’abolitionnisme féministe peut nous sortir de cette impasse car c’est une manière non assimilationniste d’adresser des problèmes tels que le complexe industriel des prisons et le fonctionnement structurellement raciste du système punitif qui fait taire les contradictions liées à la discrimination raciale en les réprimant. Le racisme est systémique dans le cas de la police et du système punitif (récemment le cas tragique de Théo L. a allongé la liste déjà scandaleuse des bavures policières françaises). Pour cela il n’est pas question de le reformer en décidant sur la base de nouveaux critères qui devrait rester derrière les barreaux se faisant abuser par une police qui ne peut pas agir de manière équilibrée. C’est là que la poétique révolutionnaire de la pensée exposée par Davis et Dent révèle son pouvoir d’inspiration pour nous tous : il nous faut changer notre concept de « sécurité » – disent-elles – pour ne plus le fonder dans la violence, mais plutôt dans la garantie du logement, dans l’accès gratuit aux soins médicaux et psychiatriques, à l’instruction, la protection des persécutions religieuses et de l’homophobie et la protection des immigrés. Ces problèmes sont au cœur des droits civiques de notre temps aux Etats-Unis et ailleurs, Davis rappela aussi l’heureuse exception des villes sanctuaires qui en Amérique essaient de protéger les sans-papiers des persécutions policières. Elle conclut son discours avec une citation tirée de lettre ouverte que James Baldwin lui adressa lors de son emprisonnement, Lettre ouverte à ma sœur Angela Y. Davis :
En Amérique, la volonté du peuple a toujours été à la merci d’une ignorance pas simplement abyssale, mais sacrée et religieusement entretenue : la meilleure arme que puisse utiliser une économie carnassière qui, démocratiquement, assassine et moleste indifféremment Noirs et Blancs. Mais la plupart des Blancs américains n’osent pas l’admettre (quoiqu’ils s’en doutent) et ce fait implique un danger mortel pour les Noirs et un drame pour la Nation entière. (…) Si nous savons, alors nous devons nous battre pour ta vie comme si c’était la nôtre –- ce qu’elle est –- et nous ferons de nos corps un mur obstruant le corridor qui mène à la chambre à gaz. Car s’ils viennent te chercher à l’aube, ce soir, c’est pour nous qu’ils viendront la nuit.
Gina Dent enchaîna en nous donnant d’autres clés pour comprendre le féminisme abolitionniste, qui se veut indépendant des formes d’assujettissement liées au complexe pénal industriel. Une chose qui se trouve à peine sous la surface du perceptible – dit-elle – est le fait que le mouvement pour les vies noires, et avec lui Black Lives Matter, est un mouvement féministe et c’est pour cela qu’il n’a pas de leaders. Il interroge toutes les figures dominantes qui prennent la parole au nom d’une collectivité, il est porteur du scepticisme de la tradition féministe au regard des hégémonies. Il est aussi mobilisateur de l’identité dans un cadre qui n’est pas identitaire : les luttes autour du travail, de l’immigration, de la sexualité y sont toujours connectées au plan de la justice et racisme qui de fait, les traverse silencieusement. En fait le terme même de « féminisme abolitionniste » mobilise un mot typique des mouvements liés à l’esclavage, et cela n’est pas un hasard, car l’abolitionnisme carcéral ne propose pas l’élimination de la prison à pratiquer dans une société qui resterait par ailleurs inchangée. La peur que l’abolition de la prison inspire – Dent explique – est bel et bien l’horizon qui nous empêche de penser autre chose. Il nous faut désarticuler crime et punition, car la punition n’est pas la conséquence du crime et surtout elle ne donne pas les résultats qu’elle est censée produire (réduction du taux de récidivisme, dissuasion de la criminalité, réinsertion dans le monde du travail). La punition de la violence sexuelle qui a été souvent arborée comme une victoire du féminisme serait aussi à repenser à la lumière de ce nouveau concept de sécurité qui ne coïncide pas avec le fait d’avoir davantage de police dans les rues. La violence interpersonnelle étant très importante, il faut toutefois garder à l’esprit la violence d’Etat. Car la solution à la violence sexuelle n’est pas à chercher dans un taux accru d’incarcérations mais dans la prévention de la violence interpersonnelle (pas seulement contre les femmes, mais aussi contre la communauté définie par l’acronyme LGBT[1]). Le colonialisme en tant que philosophie et vision du monde est au cœur des préoccupations du féminisme abolitionniste. Le féminisme indigène et la souveraineté des peuples – centraux dans la recherche de Gina Dent – sont essentiels dans l’abolition du complexe pénal industriel. Comment pensons-nous la terre ? Les luttes des Sioux de Standing Rock sont citées comme exemple, mais aussi le support que le mouvement Black Lives Matter apporte à la cause palestinienne, qui constitue un pas en avant important dans le cadre de l’internationalisme au sein des mouvements noirs.
Peut-être la question la plus importante soulevée dans le cadre des discussions de cette soirée est celle qu’on pourrait définir de gnoséologie politique.
Notamment après les élections américaines l’attention portée aux moyens de manipulation de l’opinion et aux processus d’apprentissage cognitif de la réalité des masses s’est multipliée.[2] Pour nous extraire du paradoxe philosophique de critiquer l’outil même dont on se sert pour formuler la critique, Gina Dent nous met en garde ainsi : il nous faut un déplacement au sein de nos formes de rationalité notamment dans la façon que nous avons de penser au moyen de la rationalité capitaliste, car celle-ci n’est pas seulement une vision du monde abstraite mais la base pour une production réelle d’hégémonie avec ses propres vérités même sans preuve, comme le cas Trump nous le montre.
Le même déplacement de régime de pensée est à appliquer à la prison : il nous faut arrêter d’imaginer les prisonniers comme étant les porteurs de la culture de la prison – dit-elle – car la culture de la prison se trouve au sein de l’Etat bien davantage que chez les individus que la subissent. De la même manière la sécularité est aussi à préférer au sécularisme car ce dernier peut signifier la dominance implicite d’une religion sur les autres ou la dissimulation de formes d’intolérance (comme celle citée par Davis du cas des lois françaises sur l’interdiction du port du voile). Des questions sont ouvertes à partir de ce problème :
si l’identité nationale est celle qui est à considérer en première, que fait-on si toute forme d’identité qui précède l’appartenance à une identité nationale est perçue comme menaçante ? Si la temporalité de la religion que je pratique est incompatible avec la temporalité de l’Etat ? Ne voulant pas citer Samuel Huntington et le clash des civilisations, Dent mentionna le concept de Spivak de worlding, soit l’écriture du monde, car dans notre société souvent des universalités en compétition, des écritures du monde en conflit coexistent au sein d’un même corps. Le féminisme abolitionniste doit s’attaquer à la suppression des différences spécifiques, aux sécularismes qui cachent la forme de culture qu’ils imposent, aux antiracismes qui ne voient le racisme que dans une de ses formes d’expression et dans un groupe social contre un autre, et restent aveugles à son expression symétrique, à résister contre le distrayant et complexe jeu des catégories identitaires au sein du corps social.
Les questions vinrent surtout – paradoxalement – du public américain dans la salle, mais elles allèrent du véganisme à l’exclusion des populations des banlieues, en passant par les immenses difficultés auxquelles les tentatives de résistance et d’agrégation politiques sont confrontés en France en ce moment historique. Une jeune femme noire américaine exprima son état de détresse suite aux résultats des élections et décrivit son inquiétude et son urgence confuse de se mobiliser sans savoir comment. Davis répondit de façon fulgurante : en tant que personne qui a passé des dizaines d’années dans plusieurs types d’activisme, je suggère que tu trouves le type d’activisme qui te passionne, je ne pense pas que tu devrais faire du bénévolat par exemple parce que tu crois que le moment présent en a besoin. Le libéralisme nous a fait nous replier sur nos individualités, mais les individus s’expriment au mieux au sein des communautés et la seule manière de nous extraire de cette situation est de construire intensivement des communautés et de le faire de la façon qui nous apporte le plus de satisfaction. C’est à toi de savoir si tu préfères rester assise dans des réunions pendant des nuits entières ou partager tes poèmes. Car la construction de communautés devrait laisser la place aux désirs esthétiques des gens.
Angela Davis conclut le débat avec une note d’espoir qui dépassa tout optimisme imaginable. Nous ne pouvons pas partir du présupposé – elle nous mit en garde – qu’il nous suffit de démolir Wall Street pour faire l’expérience immédiate de l’utopie.
L’expérience de l’Afrique du Sud nous éclaire sur le fait qu’il faut commencer par imaginer la vie que nous voulons vivre et en parler, même si on n’en fera jamais l’expérience. Il nous faut imaginer des nouvelles temporalités qui puissent refléter une nouvelle relation avec la terre, l’histoire, le future. Personnellement, peut-être parce que j’ai vieilli, je me sens de moins en moins concernée par ce qui arrive pendant le temps de mon vivant, ce qui ne signifie pas que je ne reconnais pas l’importance du travail qui est fait et qui permettra à ce monde différent de voir la lumière, même si nous ne le verrons pas nous y serons spirituellement présents comme le sont ceux et celles qui ont lutté par le passé.
- [1] Dans cela les positions du féminisme abolitionniste sont extrêmement proches de celles des mouvements féministes italiens pour la « délégification » voir notamment : La Librairie des femmes de Milan, Ne crois pas avoir de droits, Éditions La Tempête, Bordeaux, 2017. ↩
- [2] Le New Yorker a par exemple publié deux articles récemment sur ces questions : dans le numéro du 6 février 2017 un article de James Surowiecki au titre de « Why Trump’s conflict of interest won’t hurt him » et dans le numéro du 27 février 2017, « Why facts don’t change our minds » de Elisabeth Kolbert dont le sous-titre est « New discoveries of the human mind show the limitation of reason ». ↩