Sur l’exposition d’Alex Bag et de Patterson Beckwith Cash from Chaos/Unicorns and Rainbows
Exposition
Alex Bag et Patterson Beckwith, Cash from Chaos / Unicorns & Rainbows
Team Gallery, New York
29 mars – 28 avril 2012
Alex Bag et Patterson Beckwith assistent à un évènement promotionnel pour BMW. Pierce Brosnan en est l’attraction principale. L’art postal et le collage ont trouvé une meilleure raison d’être. Les petits motifs des buvards de LSD ont été apposés sur une carte de vœux et postés depuis la Suisse. Des perforations libèrent l’acide de la carte de vœux. Grâce au miracle de l’enregistrement vidéo et à un jeu d’angles de prises de vue, Bag et Beckwith prennent de l’acide « avec » Brosnan. Des truqueurs de voix sont utilisés pour des canulars téléphoniques, avant que l’option « présentation du numéro » ne soit si répandue. Ricki Lake interviewe un vampire auto-proclamé observant la judicieuse conduite de ne pas boire de sang, « avec ce sida qui rôde ». Un type de chez Domino’s Pizza frappe à la porte pour proposer des sexes en plastique et des branlettes. Une simple manique devient un chef célèbre et présente sa propre émission de cuisine. Comme si elle voulait imiter Warhol, la manique déclare : « Ceci montre simplement que quiconque cuisine peut devenir célèbre. » Krist Novoselic, le bassiste de Nirvana est coupé au milieu d’une phrase. Comme un disque rayé, il répète inlassablement le titre de l’émission de Bag et Beckwith… « Unicorns and Rainbows ».
C’est une autre époque. Les marionnettes et les déguisements sont drôles et semblent à leur place. C’est le même espace-temps que celui de la culture club, avant qu’elle ne soit figée sur les pages en papier glacé d’un beau livre. Le Limelight est encore ouvert. La drogue est encore fun, sympa. Internet est trop lent pour lire les vidéos.
Les séquences décrites plus haut font partie des extraits des archives vidéo des deux émissions de télévision publique présentées par Alex Bag et Patterson Beckwith, Cash from Chaos et Unicorns & Rainbows diffusées à 2 h 30 tous les mercredis matin entre 1994 et 1997. Les archives regroupent près de soixante heures de programmes, présentées ici dans un montage de huit heures diffusé sur huit écrans répartis dans les deux salles principales de la Team Gallery. Cette pièce a été datée, 1994-1997, 2011, la première date se référant à la production originale et la seconde à son montage réalisé pour cette exposition. Elle se présente sous la forme d’une seule installation en édition limitée.
Bien que les images originales aient à peine vingt ans, ce travail doit être considéré d’intérêt historique. Il s’inscrit sans aucun doute à l’avant-garde des fouilles du passé de notre histoire de l’art la plus récente. Il semblerait que le milieu des années 1990 ait enfin atteint une sorte de clarté historique. Les conditions dans lesquelles nous évoluons aujourd’hui sont désormais suffisamment éloignées de cette époque pour entamer une analyse formelle. Les images des émissions de Bag et Beckwith permettent d’opérer une rétrospection très avancée. Que faire de l’état d’esprit, des idéologies, des opinions politiques, de l’esthétique et des perspectives personnelles exposés ici ?
L’imagerie récurrente de leurs émissions est symptomatique de leur époque. On y trouve des montages grossiers d’images télévisées sans prétention intellectuelle, et un recours régulier à la répétition pour faire ressortir la nature étrange de la communication télévisuelle. Sans être une véritable appropriation, on pourrait qualifier cette technique, à défaut de trouver un meilleur terme, de « mixage » culturel. Ce n’est pas un hasard si MTV, une invention new-yorkaise, était alors au sommet de son influence. La consommation non dissimulée de drogues à l’écran peut également être perçue comme le reflet du New York de cette époque. Comme Bag l’a récemment déclaré dans une interview : « Beaucoup se souviennent du milieu des années 1990 comme des années E[1]. » (E pour ecstasy.) Les légendaires nuits new-yorkaises avaient lieu dans des boîtes de nuit et des afters comme le Limelight, le Red Zone, la Sound Factory et le Save the Robots. En 1999, le maire Rudolf Giuliani a réactivé la loi Cabaret de 1926 qui exigeait des établissements nocturnes qu’ils aient une licence spéciale pour danser, fermant ainsi de nombreux night-clubs de la ville. En 2004, le propriétaire de la Sound Factory, paradis de la danse et des drogues, a été accusé de trafic de drogue (et finalement disculpé), mais l’établissement a dû fermer. L’utilisation prolifique de marionnettes et de déguisements dans les émissions de Bag et Beckwith peut même être vue comme une extension de la culture du déguisement extrêmement répandue parmi les clubs kids de New York à cette époque.
Les étapes des carrières artistiques d’Alex Bag et de Patterson Beckwith donnent également un éclat fascinant de l’histoire la plus récente de l’art contemporain new-yorkais. Bag, qui est aujourd’hui représentée par la Team Gallery a rapidement connu le succès avec son travail de vidéaste dans les années 1990. Elle joue souvent elle-même dans ses films. Son approche du film oscille entre le détournement, la parodie et l’interrogation réflexive, traitant invariablement de la nature de l’identité, du caractère, de la personnalité et des moyens d’existence. Ayant d’abord exposé avec la galerie 303 (qui a lancé de nombreuses carrières, dont notamment celle de Karen Kilimnik), Bag s’est ensuite rapprochée d’American Fine Arts, une « institution » new-yorkaise qui a déjà reçu les premiers sacrements, prémices d’une canonisation complète. L’intérêt sans cesse renouvelé pour le travail de Bag (elle a reçu en 2009 une commande du Whitney Museum of Art et a fait l’objet d’une exposition majeure au Migros Museum für Gegenwartskunst de Zurich en 2011) semble intimement lié à son influence majeure sur l’art des années 1990.
Patterson Beckwith a évolué dans un milieu similaire, sans toutefois connaître les mêmes louanges ou succès critiques que sa collaboratrice. Il a obtenu une certaine reconnaissance du monde de l’art en tant que membre d’Art Club 2000. Ce collectif, sorti de l’imagination du directeur de la galerie American Fine Arts, Colin de Land, était composé au départ de sept étudiants de Cooper Union. Des expositions personnelles leur ont été consacrées dans cette même galerie, et ont su attirer l’attention des médias spécialisés avant que le collectif ne se sépare et cesse toute activité à la fin des années 1990. Connus pour leurs travaux photographiques mettant en scène les membres du collectif dans différents styles de vie et groupes identitaires, ils ont également réalisé des vidéos et des installations. Fortement inscrits dans leur époque qui a aussi vu naître le magazine Adbusters, le groupe et leur galeriste ont échappé de peu à un procès, poursuivis par The Gap pour une exposition consacrée à une de leurs campagnes[2]. Alors qu’ils ne sont plus réellement partie prenante des débats du monde de l’art contemporain, ils restent importants pour des artistes engagés à la mémoire longue comme Wolfgang Tillmans, qui a organisé en 2007 une petite rétrospective de leur travail dans l’espace Between Bridges dont il dispose au sein de son atelier londonien. Après son expérience avec Art Club 2000, les photographies de Beckwith ont été publiées et exposées dans de nombreux endroits. Parmi ces épreuves, on retrouve aussi bien des natures mortes au style étudié que des portraits de célébrités et de « figures new-yorkaises » gravitant autour de Beckwith et de Bag : Colin de Land, la performeuse Kembra Pfahler, l’actrice Chloë Sevigny…
Bien que ces séquences fassent aujourd’hui partie des réminiscences d’un passé récent, on les garde en mémoire comme une sorte d’ADN originel du monde de l’art actuel. La démarche que propose l’artiste K8 Hardy, une des participantes de la Biennale 2012 du Whitney Museum, fait penser à un riff sur la philosophie de « culture fourre-tout » présente dans l’œuvre photographique d’Art Club 2000. Les vidéos névrosées youtubesques de Ryan Trecartin qui ont été présentées dans un immense espace du MoMA PS1, à New York, doivent beaucoup aux incantations tout aussi névrosées de l’œuvre visuelle de Bag.
C’est l’engagement de Bag et Beckwith au sein du monde de l’art qui donne à cette émission excentrique et décalée sa pertinence dans les débats qui animent le monde artistique aujourd’hui. On peut cependant reprocher à ce travail qu’une part importante des images exploitées dans la vidéo garde trop de charme. Les extraits choisis d’émissions populaires font encore écho aujourd’hui, du moins pour une partie du public. De nombreuses séquences montrant d’adorables petits animaux, dont le charme doit furieusement interloquer tout critique d’art perspicace, semblent précurseur de la prolifération sur internet d’animaux « qui parlent » et autres mèmes. Reste la question de savoir s’il est vraiment divertissant de regarder des gens prendre de la drogue sur des images télévisées d’amateurs – question dont les réponses par l’affirmative sont quelque peu déconcertantes.
Qu’en est-il alors de la portée historique ? Comment peut-on évaluer les réussites et les échecs de cette période idéologique unique ? Pour moi, il est impossible de séparer le contenu de cette exposition de mon expérience avec des personnes dont les idéologies sont ancrées dans cette époque. Par exemple, mon premier job à New York dans une boutique de bric-à-brac qui vendait des livres, des disques, des fringues, etc. Le propriétaire était un « rescapé » de l’East Village dont l’admiration sans faille pour la culture punk était à la fois sa force et sa faiblesse. Lui aussi avait eu son émission de télévision à peu près au même moment (peut-être quelques années plus tôt), et lors des après-midi calmes au magasin, il passait parfois ses vieilles cassettes VHS pour mettre un peu d’ambiance. Sur l’écran, le joyeux mélange de danses et de chansons égayait effectivement l’atmosphère. Ses tirades insistantes sur les « libertés » de son passé n’ayant pas toujours servi son commerce, il a dû fermer sa boutique quelques années plus tard. Les libertés d’hier sont très rarement celles d’aujourd’hui.
Récemment, Alex Bag reconnaissait que les temps avaient bel et bien changé. Dans une interview, elle expliquait : « Être mère signifie la fin d’une sorte de nihilisme qui a été cher à mon cœur pendant des années. Il n’est plus question de jouer à la sociopathe quand on a une poussette. C’est la fin d’une époque, mais le changement a du bon et je m’efforce de voir le bon côté des choses[3]. » Même si la maternité ne nous concerne pas tous, on peut y voir une métaphore. Beaucoup d’entre nous du moins ont le sentiment d’avoir été abandonnés un bébé dans les bras. La pratique de l’art n’a jamais été si difficile qu’aujourd’hui. Comment rivaliser avec l’optimisme et les expériences de Bag et Beckwith quand on a les bras déjà pris ? Quelle que soit la réponse, espérons que la mission soit relevée avec le même enthousiasme et la même générosité que ces deux drôles d’héros/héroïnes des années 1990 déguisées, sous drogues, amoureuses de la culture trash.
Traduit de l’anglais par Catherine Demptos