Sur Uncreative Writing de Kenneth Goldsmith
« L’écriture non créative est véritablement populiste […] en renonçant à la substance de la lecture – et donc au lectorat – nous pouvons commencer à penser à l’écriture non créative comme ayant le potentiel d’être une littérature qui sera comprise par tous. » K. Goldsmith, Uncreative Writing[1]
À l’origine, ce qui résulte de l’exécution d’un texte, qu’il ait ou non des intentions littéraires, est un manuscrit, un texte dactylographié ou un fichier numérique, lesquels peuvent ensuite servir à produire d’autres spécimens de cette même œuvre. Les spécimens de cette œuvre se font par son implémentation, ce qui est généralement obtenu par l’impression, la promotion et la distribution de l’œuvre. L’implémentation de l’œuvre « consiste à la faire fonctionner » (making the work work[2]). L’implémentation permet à toute œuvre exécutée de fonctionner en tant qu’œuvre (work as a work[3]).
En conséquence, on pourrait dire que les divergences entre le manuscrit ou le fichier antérieur et les différents spécimens auxquels ce même texte peut donner naissance, à grand renfort de style ou de taille de l’écriture ou du caractère/police, de couleur d’encre, de couleur ou de grandeur de la page ou de l’écran, du nombre de pages, du type d’impression ou de visualisation, ou toute autre chose en matière de mise en page, n’ont aucune incidence sur son évaluation. Car toutes les propriétés en question qui contribuent à faire l’identité du texte littéraire sont les propriétés linguistiques[4] du texte, ou bien interviennent sur celles-ci. Selon cette définition, donc, la manière dont un texte se présente n’est qu’une simple caractéristique contingente d’un spécimen particulier dans lequel les qualités visuellement perceptibles[5] du texte sont remarquées[6].
L‘analyse admise de tous exposée ci-dessus est essentiellement correcte, cependant elle a des faiblesses que divers travaux récents ont commencé à mettre en lumière. Bien que les contre-propositions aient un élément rudimentaire en commun, dans le fait que toutes considèrent les textes littéraires comme ayant des propriétés perceptuelles, elles diffèrent sur la manière dont ces propriétés perceptuelles[7] peuvent être interprétées.
Une objection récente stipule que ce qui doit être pris en compte en dehors des propriétés linguistiques sont les propriétés ayant trait au format physique[8], parce que ce dernier peut être un composant essentiel dans l’évaluation de certains textes. En raison de dissemblances fondamentales entre le média numérique et l’imprimé, différences exacerbées par le fait que de nombreux objets textuels sont aujourd’hui fondés sur des objets d’un genre plus sophistiqué, il est dit qu’en négligeant les attributs spécifiques du médium approprié, on affecte radicalement le sens intentionnel du texte.
Une seconde objection[9], sans rapport avec la précédente plus récente, prétend que, bien que les textes possèdent des propriétés visuelles perceptibles, un sous-ensemble de ces textes réunit des textes littéraires comportant un élément extra-visuel utilisable pour leur évaluation. Selon cette analyse, l’échec à rendre compte des propriétés visuelles perceptibles inhérentes à tous les textes ou présentes dans les textes qui possèdent un élément extra-visuel est peut être dû à la négligence historique de ces facteurs, phénomène entretenu par les exposés traditionnels de la théorie esthétique et littéraire, lesquels ont généralement interprété la qualité des œuvres littéraires écrites ou imprimées comme étant secondaire. C’est-à-dire concernés essentiellement par l’enregistrement, la préservation et la propagation des qualités orales/verbales de la littérature. Selon cet article, un texte devrait être déclaré esthétiquement pertinent quand il comporte des attributs visuels additionnels qui le rendent ostensiblement visible[10]. Toutefois, il est signalé à cet égard que les attributs visuels additionnels sont fortement dépendants du contexte et que, pour un fonctionnement heureux, ils exigent une dépendance implicite des conventions typographiques en vigueur, et d’autres standards relatifs à l’écriture.
Une troisième objection – en désaccord avec l’opinion première – postule que les textes littéraires ne sont pas totalement non perceptuels, car la manière dont les mots apparaissent, ou résonnent, a une réelle importance. Cependant, elle part de la seconde objection ci-dessus en prétendant qu’un texte littéraire ne peut avoir d’élément extra visuel qui soit pertinent pour son évaluation ou son instanciation littéraire. Ainsi, tous les textes ordinaires, littéraires ou non, ont des propriétés perceptuelles, mais celles possédées par le texte sont anéanties par les propriétés perceptuelles des séquences de mots dans les structures des phrases. La façon dont se présentent les séquences de mots est donc primordiale, car ce sont des caractéristiques importantes du texte, et tout aussi importante est la façon dont les séquences de mots des structures résonnent quand elles sont prononcées. Aussi, selon cette analyse[11], il n’y a pas d’autres propriétés que les propriétés perceptuelles des séquences de mots des structures qui soient pertinentes pour l’évaluation ou l’instanciation des textes littéraires.
Bien qu’elles ne soient pas mentionnées dans la troisième objection exposée ci-dessus, des actions comme la traduction ou l’édition agissent assurément sur la manière dont les mots résonnent ou apparaissent dans le texte, et altèrent les propriétés perceptuelles du texte, elles ne sont cependant pas prises en considération. À la lumière de cette observation, nous voyons que la troisième objection citée ci-dessus peut-être élaborée et modifiée, de façon cependant infime, en faisant une distinction entre les propriétés perceptuelles des séquences de mots dans les structures effectuées au niveau de l’exécution, et les propriétés perceptuelles des séquences de mots dans les structures effectuées au niveau de l’implémentation. De cette manière, des actions telles que la traduction ou l’édition pourraient être évaluées de façon plus appropriée. Ainsi, une exécution standard du texte avec n’importe quelles actions (de pré-implémentation) en rapport avec l’édition se trouverait dans la première catégorie, tandis que n’importe quelle modification de l’œuvre en raison d’une traduction ou d’une édition ultérieure tomberait dans la seconde catégorie.
Cependant, la troisième objection, avec ou sans les corrections suggérées ci-dessus, semble contourner, pour ne pas dire éliminer, les problèmes soulevés dans les deux premières objections. Car les exemples observables, basés sur l’évidence des caractéristiques manifestement perceptibles des objets textuels, à tous les niveaux de transmission intentionnelle, demeurent d’une certaine façon ignorés. N’est-il pas possible de rendre compte simultanément de ces caractéristiques discernables à l’œil, tout en reconnaissant que les évaluations accessoires de cette sorte, si elles n’ont aucune incidence sur l’évaluation du texte littéraire, peuvent toutefois présenter un certain intérêt ?
Cependant, afin de rendre compte de ces transmissions intentionnelles accessoires, qui peuvent être visuellement perceptibles dans un texte particulier, il peut être utile de proposer une distinction supplémentaire, qui ferait la différence entre les propriétés visuelles perceptibles de l’objet textuel physique effectuées au niveau de l’exécution, et les propriétés visuelles perceptibles de l’objet textuel physique effectuées au niveau de l’implémentation. Même si elles sont étrangères à l’évaluation littéraire du texte, et que parfois elles n’ont absolument aucune pertinence dans son instanciation (comme dans son exposé oral), ces particularités perceptibles ne sont pas totalement hors de propos. En rendant compte des propriétés additionnelles visuellement perceptibles que certains textes, littéraires ou non, renferment, nous pouvons faire le bilan des intentions exprimées par l’auteur au côté d’autres propriétés perceptuelles plus pertinentes. La question de savoir dans quelle mesure les intentions de l’auteur peuvent être déterminantes, et quelle interprétation appropriée nous pouvons attribuer à l’utilisation de propriétés visuellement perceptibles par l’écrivain dans un texte dépend de notre inclinaison à vouloir les considérer ou bien les ignorer totalement.
[1] Kenneth Goldsmith, Uncreative Writing, New York, Columbia University Press, 2011
[2] Nelson Goodman, « L’implementation dans les arts », in Nelson Goodman, Jean-Pierre Cometti, Roger Pouivet, L’Art en théorie et en action, Paris, L’Éclat, 1996, p. 55.
[3] Selon Goodman, les œuvres non-exécutées peuvent aussi fonctionner en tant qu’œuvres (work as work) puisque l’ont peut intégrer des objets naturels dans les arts visuels, ainsi que des sons non-exécutés dans les arts musicaux. Cependant, si nous prenons à la lettre l’utilisation de ces termes par Goodman, il est incorrect de les appliquer aux œuvres littéraires, puisqu’on ne peut pas implémenter un texte non-exécuté. Dans l’implémentation d’un objet culturel tel qu’un texte qui n’a pas été exécuté personnellement (une appropriation de texte par exemple), on implémente, ou plutôt on ré-implémente un texte pré-exécuté et non un texte non-exécuté.
[4] Propriétés appartenant aux symboles ou systèmes linguistiques, en opposition aux symboles ou systèmes non-linguistiques.
[5] Les propriétés visuellement perceptibles sont des propriétés qui on trait à la vision. Toutes les propriétés perceptuelles ne sont pas des propriétés visuellement perceptibles. Voir note 7 ci-dessous.
[6] « Ce qui importe, c’est ce qu’on peut appeler l’uniformité de l’orthographe, la correspondance exacte, comme dans les suites de lettres, des espaces et des signes de ponctuation. » (Nelson Goodman, Langages de l’art, Une approche de la théorie des symboles, Paris , Hachette Littérature, 2005, p. 116.) Une « copie fidèle » peut varier quant au niveau de « fiabilité », cependant toutes les « copies fidèles », quelle que soit la manière dont elles sont définies, sont de véritables spécimens du texte, car dans chaque copie il y a un original. (Cependant le postulat plus faible selon lequel chaque copie est comme l’« original » peut-être une position plus défendable à maintenir.)
[7] Globalement, les propriétés perceptuelles sont toutes les propriétés qui sont accessibles à un quelconque système sensoriel. Cependant, dans l’interprétation et l’évaluation d’un texte littéraire ou d’une œuvre, nos capacités de compréhension spécifiquement humaines nous poussent à adopter une conception apparemment plus restreinte des qualités perceptuelles. C’est-à-dire que ces propriétés, lorsqu’on y prête attention, génèrent dans la disposition perceptuelle d’un sujet une justification causale pour une conviction perceptuelle appropriée.
[8] Même si une emphase excessive est placée sur les termes « format physique » dans des revendications similaires, il est important de souligner que les termes ne sont pas seulement synonymes des attributs visuellement perceptibles de la mise en page (comme dans : style ou taille d’écriture ou de caractère/police, couleur d’encre de papier ou d’écran, nombres de pages, style d’impression ou de visualisation). Le « format physique », dans ces revendications, distingue d’autres attributs qui seraient interprétés globalement comme externalités. L’intérêt se porte sur des formes de littérature non ordinaires, comme celle employant l’hypertexte électronique, par exemple, qui possède une structure narrative dans laquelle on « navigue » différemment.
[9] Richard Shusterman, « Aesthetic Blindness to Textual Visuality », in The Journal of Aesthetic and Art Criticism, vol. 41, n° 1, automne 1982, p. 87-96.
[10] Comme ceci est revendiqué pour certaines œuvres de poésie visuelle, les calligrammes, la poésie concrète, etc.
[11] Louise Hanson, « Is Concrete Poetry Literature? », in Midwest Studies in Philosophy, vol. 33, 2009, p. 78-106.
- [1] Kenneth Goldsmith, Uncreative Writing, New York, Columbia University Press, 2011. ↩
- [2] Nelson Goodman, « L’implementation dans les arts », in Nelson Goodman, Jean-Pierre Cometti, Roger Pouivet, L’Art en théorie et en action, Paris, L’Éclat, 1996, p. 55. ↩
- [3] Selon Goodman, les œuvres non-exécutées peuvent aussi fonctionner en tant qu’œuvres (work as work) puisque l’ont peut intégrer des objets naturels dans les arts visuels, ainsi que des sons non-exécutés dans les arts musicaux. Cependant, si nous prenons à la lettre l’utilisation de ces termes par Goodman, il est incorrect de les appliquer aux œuvres littéraires, puisqu’on ne peut pas implémenter un texte non-exécuté. Dans l’implémentation d’un objet culturel tel qu’un texte qui n’a pas été exécuté personnellement (une appropriation de texte par exemple), on implémente, ou plutôt on ré-implémente un texte pré-exécuté et non un texte non-exécuté. ↩
- [4] Propriétés appartenant aux symboles ou systèmes linguistiques, en opposition aux symboles ou systèmes non-linguistiques. ↩
- [5] Les propriétés visuellement perceptibles sont des propriétés qui on trait à la vision. Toutes les propriétés perceptuelles ne sont pas des propriétés visuellement perceptibles. ↩
- [6] « Seule importe, ce qu’on peut appeler son identité orthographique, c’est-à-dire une correspondance exacte quant aux séquences de lettres, aux espacements et aux signes de ponctuation. » (Nelson Goodman, Langages de l’art, Une approche de la théorie des symboles, Paris , Hachette Littérature, 2005, p. 116.) Une « copie fidèle » peut varier quant au niveau de « fiabilité », cependant toutes les « copies fidèles », quelle que soit la manière dont elles sont définies, sont de véritables spécimens du texte, car dans chaque copie il y a un original. (Cependant le postulat plus faible selon lequel chaque copie est comme l’« original » peut-être une position plus défendable à maintenir.) ↩
- [7] Globalement, les propriétés perceptuelles sont toutes les propriétés qui sont accessibles à un quelconque système sensoriel. Cependant, dans l’interprétation et l’évaluation d’un texte littéraire ou d’une œuvre, nos capacités de compréhension spécifiquement humaines nous poussent à adopter une conception apparemment plus restreinte des qualités perceptuelles. C’est-à-dire que ces propriétés, lorsqu’on y prête attention, génèrent dans la disposition perceptuelle d’un sujet une justification causale pour une conviction perceptuelle appropriée. ↩
- [8] Même si une emphase excessive est placée sur les termes de « format physique » dans des revendications similaires, il est important de souligner que les termes ne sont pas seulement synonymes des attributs visuellement perceptibles de la mise en page . Le « format physique », dans ces revendications, distingue d’autres attributs qui seraient interprétés globalement comme externalités. L’intérêt se porte sur des formes de littérature non ordinaires, comme celle employant l’hypertexte électronique, par exemple, qui possède une structure narrative dans laquelle on « navigue » différemment. ↩
- [9] Richard Shusterman, « Aesthetic Blindness to Textual Visuality », in The Journal of Aesthetic and Art Criticism, vol. 41, n° 1, automne 1982, p. 87-96. ↩
- [10] Comme ceci est revendiqué pour certaines œuvres de poésie visuelle, les calligrammes, la poésie concrète, etc. ↩
- [11] Louise Hanson, « Is Concrete Poetry Literature? », in Midwest Studies in Philosophy, vol. 33, 2009, p. 78-106. ↩