Il faut cultiver son réseau. Sur l’exposition de Peter Nadin First Mark

— Mathieu Malouf


Exposition

Peter Nadin, First Mark
Gavin Brown’s Enterprise, New York
29 juin – 30 juillet 2011



Peter Nadin, Raft, 2011, miel, terre cuite, bois, ficelle, cire, jambon 7,30 x 7,35 mètres, détails

« … passionate bloom »
James Broughton, The Gardener of Eden

Au cours d’une interview récente parue dans T Magazine, Peter Nadin explique que si ses carottes biologiques ne sont pas des œuvres d’art, elles sont tout de même le fruit de sa démarche artistique. Actif en tant que poète et artiste sur la scène new-yorkaise des années 1980, Nadin devient fermier-artiste en 1992 après une dépression nerveuse qui le pousse à fuir vers la campagne. Dans une petite ville des Catskills, il fonde Old Field Farm, une petite ferme dont la mission sera d’« explorer les bénéfices réciproques de l’art et de l’agriculture » et une forme de « désapprentissage » de la production artistique. Durant les vingt années qui séparent les débuts de la ferme et son retour sur le circuit new-yorkais avec First Mark (une exposition monumentale présentée à Gavin Brown Enterprise l’été dernier), Nadin expose peu ou pas du tout, élève des porcs et produit en petites quantités viandes et produits agricoles biologiques qui seront distribués en exclusivité à un marché agricole et un restaurant dans le West Village. Le travail artistique de Nadin a toujours eu pour but de donner corps à « l’expérience latente de la conscience humaine ». Si le moyen d’y arriver fut pendant un certain temps de la peindre sur toile dans un style néo-surréaliste plutôt tardif, « hellénistique » et croûteux (qui dans le contexte des années 1980 à New York pourrait être comparé au kitsch mégalomaniaque d’un peintre comme Julian Schnabel), faisant appel à des matériaux produits en usine tels que des pinceaux et de la peinture à l’huile, l’atelier délocalisé en pleine nature a provoqué leur migration vers des alternatives plus naturelles comme la laine de chèvre, le mastic végétal, la cire d’abeille et le miel biologique – des fragments reliquaires de l’environnement créatif de Nadin –, dont il affirme qu’ils permettent un accès sans intermédiaires sémiologiques à l’« expérience intérieure » que propose son œuvre. Grâce à ce processus de transsubstantiation par lequel les matériaux que comportent ses travaux et les produits alimentaires fabriqués à la ferme (en vente dans des pots Masons étiquetés à la main à l’arrière de la galerie pendant la durée de l’exposition), il est possible d’ingérer l’âme d’un peintre.

Au cours des années 1960, alors que les avancées technologiques engagées durant la Seconde Guerre mondiale posaient les bases encore balbutiantes du capitalisme de l’information tel que nous le connaissons aujourd’hui, beaucoup de ceux qui « retournaient » vers les campagnes avaient déjà intériorisé la logique technocrate des sociétés avec lesquelles leurs contre-idéologies s’articulaient, en la poussant plus souvent à de nouveaux extrêmes. Des opérations médiatiques que furent Woodstock et le land art, en passant par la popularité naissante du design écologique – et il serait même possible de retourner à la propagande identitaire des Vandervogelallemandes – cette mouvance récurrente voulant « réformer la vie » s’est toujours plus ou moins fondée sur une métonymie terre-esprit (ou terre-sang), par laquelle le cycle agricole est garant d’autosuffisance économique, restaure la dignité du labeur manuel et fournit une retraite à l’âme urbaine dégénérée, mutilée par le progrès technologique. La nature apparaît comme un organe métabolique externe, comme les thérapeutes en cancérologie alternative ont l’habitude de la décrire[1].

Dans le contexte d’un marché de l’art toujours plus social et en « réseau » dont les transactions et le métabolisme s’accélèrent de façon exponentielle, l’immense décharge de matière organique dans une galerie du West Village marquant le retour de Peter Nadin à l’art était un peu comme un gigantesque buffet wagnérien offrant la plus extrêmement lente des slow foods.

Peuplée de morceaux de terre cuite informes offrant par moment une ressemblance vague avec des figures humaines prostrées, des ventres débordants de cailloux divers (porteurs de sens ?), et de masques tordus par des grimaces morbides accrochés avec violence par d’énormes clous rouillés à d’immenses troncs de ciguë humides, puants, et couverts de toiles d’araignée, The Bo’ Sun’s Chair (2011), une installation sculpturale qui occupait une pièce complète au centre de la galerie, faisait penser à une forêt de piédestaux lugubres portant des fragments couverts de poussière et d’insectes morts extirpés des profondeurs de l’âme de Peter Nadin au nom de la création artistique. Sur la surface des lettres en cire d’abeilles à moitié fondues et des morceaux de porc glacés de miel biologique, il devenait possible de deviner la date de fabrication des œuvres, les plus récentes ayant accumulé moins de poussière. Les poumons emplis du parfum robuste dans lequel, moisissure, essence de pin et notes de chair animale en décomposition se mélangeaient, des visiteurs s’affairaient à photographier les réseaux complexes de toiles d’araignée liant entre elles les nombreuses composantes de l’ensemble hétérogène.

Un journaliste écrivait récemment dans Monopol Magazin [2]que les sculptures de bois de l’artiste new-yorkais David Adamo résidant maintenant à Berlin offraient, d’une façon « spectaculaire et théâtrale », une expérience agréablement dépaysante aux citadins qui, selon l’auteur, ont tendance à apprécier ce qui est primitif et « fait à la main ». L’année dernière, Adamo participait à l’exposition de groupe The Confidence Man, présentée à la galerie Tanya Leighton à Berlin et organisée par Gianni Jetzer. Dans le bref communiqué de presse, le commissaire utilise un mot pour décrire l’ensemble des travaux auquel Peter Nadin fait également référence lorsqu’il justifie sa décision de partir à la campagne : unlearning, désapprendre. Les travaux en majeure partie plutôt texturés et faits main sont décrits comme étant capables de « parler d’eux-mêmes ». Sur certaines des photos numériques circulant en ligne, les murs de la galerie ont été surexposés durant le processus de correction des images, ce qui crée un effet de fondu entre le blanc du mur et le blanc de l’arrière-plan de la page web sur l’écran d’ordinateur. Flottant dans l’abstraction homogène occupant l’espace entre le site physique de la galerie et le non-lieu de la page html, la texture organique et entière des objets produit un contre-effet thérapeutique qui rattrape quelque peu leur présence appauvrie.

Si nous savons que « l’incapacité à s’insérer dans un paysage sans le souiller et le désir de le purifier de cette intrusion ne sont que les deux faces de la même médaille[3] », la posture esthétique de tels matériaux organiques semble antithétique à la mouvance vers le végétal et l’(in)organique qui explique l’intérêt actuel pour des travaux comme ceux de Nadin et des artistes choisis par Jetzer pour son exposition – précisément parce que celle-ci cherche à remédier aux horreurs de la « crise de la présence du post-fordisme » en participant de plein gré à une appréciation toute superficielle du devenir-végétal, plutôt que d’examiner les conditions par lesquelles le marché en vient à produire une demande pour cette dernière ou un déménagement à la campagne. Un peu comme les peintres de plein air qui refusaient l’esthétique de l’industrialisation, alors même qu’ils devaient leur pratique nouvellement affranchie à la disponibilité de fournitures artistiques fabriquées en usine, les artistes de l’exposition The Confidence Man, d’une manière superficielle qui ne peut être comparée à la réelle vocation agricole-artistique de Peter Nadin, choisissent de ne pas remettre en question la crise de la présence du post-fordisme qui confère du crédit à leur travail artistique – et ce malgré leur volonté de dépeindre les divers vecteurs constitutifs du « signe de la peinture » historique.

De retour chez Gavin Brown, une œuvre intitulée Raft consiste en un vaste bassin rempli de miel de piètre qualité et de propolis coagulée remplissant toute une pièce à l’arrière de la galerie – une sorte de piédestal sombre qui rappelle un iPad à la surface irrégulière, sur lequel sont disposées d’étranges et fragiles constructions faites de brindilles et de cailloux. Un morceau de gibier retenu par des ficelles rappelle le torse musclé d’un athlète, des chiffres de cire à demi fondus émergent à la vue pour ensuite disparaître dans l’immensité de la masse informe… sa surface gluante et hétérogène offrant une réflexion grimaçante des néons qui la surplombent. Cette œuvre d’art qui ressemble à une arche semble destinée à dériver sur un marché houleux avant de rejoindre sous forme d’engrais biologique le sol d’où elle est née. Il est possible d’imaginer Raft comme une réflexion nostalgique sur la fin de l’âge industriel en Amérique, et plus généralement sur le caractère périssable et transitoire de tout industrie humaine. Aussi, ce sentiment de désolation qui s’empare de moi à la pensée que les fragments qui ont accompagné Peter Nadin au cours de sa vie terrestre se déliteront sous l’effet du temps, puis se décomposeront, semble à ma sortie de la galerie se faire le symbole de l’anéantissement de l’espèce humaine.

Traduit de l’anglais par Michèle Veubret

 

Peter Nadin, Raft, 2011, miel, terre cuite, bois, ficelle, cire, jambon 7,30 x 7,35 mètres, détails

  1. [1] Un exemple célèbre : le docteur Max Gerson.
  2. [2] http://www.monopol-magain.de/artikel/20102873/Based-in-Berlin-rundgang.html
  3. [3] Giorgio Agamben, L’Homme sans contenu, trad. Carole Walter, Saulxures, Circé, 2003, p. 68.