La crise de la moralité : sur l’acquisition légitime du sexe à outrance

— Elise Duryee-Browner

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Et vous qui êtes sensés, vous supportez volontiers les insensés.
Vous supportez qu’on vous asservisse, qu’on vous dévoie, qu’on vous pille, qu’on vous traite avec arrogance, qu’on vous frappe au visage.
(Sainte Bible, 2e Epître aux Corinthiens, 11 ; 19-20.)

Les époques de crise morale, comme celle de Jésus, ou celle qui a suivi le mouvement MeToo, produisent dans la culture une relation spécifique à la loi. La loi, créée pour renforcer la moralité déclinante spécifique d’un vieux paradigme, semble être, pour le rusé et le non créatif, le seul mode possible d’affecter le comportement humain. Par exemple, dans le cas de Jésus, un groupe de juifs colonisés a eu recours à la loi romaine, qu’ils méprisaient, pour se libérer de la menace interne d’un Juif prêchant l’universel, le supra-légal. Je ne mentionne pas cela pour attirer trop de comparaison entre de récents boucs-émissaires fustigés et le Christ mais plutôt pour pointer le fait que, de même que chacun d’entre nous contient un flic en soi, peut-être avons-nous un Jésus à l’intérieur : imaginez que vous crucifiez le vôtre sur le cadavre endurci de la carrière de Knight Landesman.

Tandis que dans la culture mainstream l’homme continue de violer, de battre, d’assassiner, de harceler, de faire de plus en plus d’argent, de discuter, de se sentir en général de plus en plus confiant en tout ce qu’il fait, de mettre la main au fesses, et occasionnellement de bénéficier d’une pipe le matin au réveil, de regarder des femmes d’âge tendre avec des trous noirs très élastiques se faire pénétrer et d’adorer son pénis d’une façon très personnelle, on admettra que c’est un peu moins le cas dans l’avant-garde artistique, où pourtant cela doit toujours exister,  quoi qu’on en dise, exactement en raison de cette légère différence. Par légères différences, j’entends que dans la communauté artistique les modifications des rôles traditionnellement attribuer à chacun des genres sont plus acceptés, de même que certaines formes d’oppression des femmes le sont moins.

À travers les murs de mon loft, au 50 Taaffe Place à Brooklyn, j’ai entendu des hommes se plaindre, en ironisant à demi, qu’il n’y ait plus aucune possibilité de faire de l’art pour un hétéro blanc. Les fillettes capturées par Boko Haram au Nigéria ont le choix de devenir des esclaves sexuelles ou d’être lâchées dans la foule avec une ceinture d’explosifs (des filles de douze ans qui pensent : « Bon, autant me faire exploser moi-même à côté de cet arbre »), mais aussi formidable puisse être l’homme auquel je m’adresse ici, il se sentira toujours un peu mal à l’aise au sujet de cette actuelle chasse aux sorcières. Sans doute parce que tout simplement il n’a pas jamais été contraint, pendant toute sa vie, à penser en ces termes, ce qui pourrait bien être l’ampleur de ses crimes. Je voudrais lui rappeler toutefois que j’ai su très jeune que les filles en Afghanistan n’avaient pas le droit d’aller à l’école, et que, très près de moi en Californie, des hommes assassinaient leurs femmes enceintes, ou kidnappaient des filles dans leurs chambres, les violaient et les trainaient dans les bois pour les étrangler, la culotte baissée. Sachant que le spectre de la sexualité masculine se termine là dans le contrôle et la domination totale et qu’il sombre (très vite, relativement au viol) dans ce qui est généralement normalisé, et sachant aussi que depuis des millénaires les femmes ont généralement été considérées comme stupides, si nous (ce qui inclue en fait, les générations de nos mères, la nôtre et celle de nos filles) ne pouvons pas prouver, après tout ce temps, ce dont nous sommes capables, le projet féministe pourrait être annulé. Tout ceci a provoqué en moi un certain amas de névroses, à peine atténué par le fait d’avoir réalisé, vers l’âge de onze ou douze ans, que si je ne voulais pas être totalement condamnée socialement, je devrais renoncer à mon aura dominatrice, et ce fut en partie ce qui m’a conduite à devenir silencieuse en public jusqu’à l’âge de 27 ans. Une autre raison de ce silence fut certainement que, même si j’ai idéalisé mon père étant enfant, par égard pour ma mère, je voulais être sûre que, lorsque je parlais, c’était forcément nécessaire, pas parce que je voulais me sentir spéciale ou importante. La confiance de mon père en lui-même m’intoxiquait, particulièrement en comparaison de la souffrance de ma mère, mais, même petite je devinais que nous étions dans le même camp, et je suspectais la certitude masculine de se construire à nos dépens. Le fait de croire, la première moitié de ma vie, que selon toute probabilité, ce que j’avais à dire n’était pas intéressant fut un exercice atroce, mais sans doute nécessaire et que peu d’homme ont subi.

Être une femme est donc une chose épistémologique par essence. Occuper l’espace public, comme les hommes l’ont fait dans l’histoire, signifie avoir une tribune pour faire valoir et promouvoir un ensemble de compétences et de valeurs, des générations d’idéologie abstraite et rendue concrète. Donc, même en opérant selon des modes différents et en développant des talents différents, les femmes sont présentées auréolées d’un ensemble de qualités renforcées et approuvées, dont l’accès leur a toujours été refusé ou rendu impossible par manque d’entrainement. Remettre en question ce qu’une femme est capable de savoir et de comprendre en tant que femme produit une conscience immédiate de l’instabilité fondamentale du moi social et des processus de pouvoir dans la fabrication d’une solide image de soi. Je crois que la génération de ma mère a connu le pire, parce qu’on leur a dit tout à coup qu’elles pouvaient, et surtout qu’elles devraient, agir comme des hommes sans le savoir-faire ni la preuve historique ; comment auraient-elles pu ne pas sentir que, non seulement elles échouaient individuellement mais aussi pour le compte de leur sexe ? Je ressentais une telle pression pour prouver que je savais frapper une balle de baseball que je la ratais souvent. Dans l’histoire les hommes ont toujours été très à l’aise avec l’idée de la différence sexuelle ; c’est bien connu et cliniquement prouvé qu’ils sont en général trop sûrs d’eux et donc qu’ils trouveront un renforcement de leurs croyances par pur hasard. Récemment, ils nous ont prudemment permis de nous approprier beaucoup de leurs talents mais ils ont du mal à s’imaginer qu’ils pourraient adopter les nôtres. Mes boyfriends qui s’attendent à ce que j’agisse comme eux semblent déçus de voir que je me préoccupe autant de notre relation que de mes projets, même ceux qui encouragent sincèrement ma carrière répondent avec ennui et condescendance lorsque la conversation prend un tour personnel. Même s’il existe manifestement de nombreux points de vue sur les sentiments, selon mon expérience, les hommes sont restés profondément peu curieux au sujet d’eux en tant qu’hommes, aspirant avec une certaine incertitude à ce que Berlant[1] appelle le « cruel optimisme » de la possibilité de reproduire le comportement des générations passées sans doute via des images auto-référentielles d’animaux effrayés.

Si vous agitez un peu les pions sur l’échiquier, vous découvrez que tous les hommes pensent toujours que leur travail est plus important que tout le reste, c’est pourquoi ils ne s’étendent pas sur le dos pour verser, étonnés, des larmes silencieuses en pensant à la manière dont les femmes, et d’autres, ont réussi à se cramponner à des choses qu’elles sont toujours connu, des cultures entières, tout en étant quasiment en état de siège sur un certain héritage de Cologne dont on pourrait dire qu’il s’achève actuellement avec l’un de mes ex. Il a travaillé avec quelques vieux artistes plus agés que nous estimons énormément tous les deux. La relation intellectuelle qu’il avait avec eux déboucha sur un travail rémunéré et je suis sortie avec l’un d’entre eux à la place). J’avais été jalouse que mon boyfriend de l’époque connaisse cet homme très intéressant tandis que moi j’étais assise à côté dans « une chambre à moi ». De l’autre côté, aucune femme artiste plus âgée ne m’a offert de travail, et il soit fort possible que ce soit en raison de mes défauts : timidité, narcissisme, une part d’ombre suspecte, choses plus faciles à ignorer chez un homme.

Le mystère insondable  de la vie est que, même si un homme puissant peut respecter votre art et vouloir que vous réussissiez, il peut aussi vous approcher avec nervosité  parce qu’il a envie de vous baiser, et qu’on ne peut encore pas résoudre cette énigme pour comprendre parfaitement si ce désir mutuel de baiser, entre vous, la femme la moins puissante et lui, l’homme le plus puissant, est simplement naturel ou s’il ne fait que jouer le rôle d’une monnaie courante impossible à échanger dans le vieil héritage des femmes. La haute valeur des femmes jeunes pourrait bien être le dernier bastion du pouvoir des hommes puisqu’on ne peut pas s’empêcher de vieillir… Pourquoi un homme aime-t-il autant baiser les femmes de 23 ans ? Il ne le sait pas lui-même, c’est mystérieux, mais cela semble gouverner tout son être, il peut dire que c’est dans sa nature, même s’il gagne sa vie avec l’art, le point culminant de la civilisation, mais tant que cela continue d’être possible il le fait. Et un homme de pouvoir qui ne le fait pas se met à écrire des emails dégoûtants et pathétiques.

Pourtant, pendant plusieurs années, les meilleures de ma vie, j’ai réussi à me sortir toutes ces idées de la tête ! Pendant des années j’ai cru devenir folle à essayer de cerner ce qui serait juste et équitable, mais il est très clair que le premier principe pour se constituer un pouvoir individuel n’est pas de se fixer sur ce à quoi vous n’avez pas accès ou sur ce que l’on vous a refusé. Toute fixation de la sorte exige d’occuper une position critique, laquelle par nature n’est pas créative puisqu’elle est toujours présumée se loger sous quelque chose de plus grand et de plus puissant ; imaginez un requin essayant d’arracher un petit morceau du bateau. L’ironie très douloureuse de l’assiégeant actuel de la tour de cocaïne couleur ivoire est que, s’il semble probable que nous puissions faire mourir de faim ses habitants, on pourrait ainsi éteindre une culture en danger sans même comprendre ce que nous avons détruit. Et qu’avons-nous l’intention de faire en y entrant, les jeter sans cérémonie dans une fosse commune, les rayer de l’histoire, déchirer leurs bannières et les remplacer par les nôtres ? Certainement les gens défavorisés, aussi, peuvent être coupables de simple ambition, et cela n’est-il pas pire pour l’art que des gens imparfaits qui néanmoins ont aussi une certaine profonde intégrité ? En raison des choix que j’ai fait il y a des choses auxquelles je n’ai jamais eu accès et que je n’atteindrai jamais, toutes sortes de trucs cool que je ne peux tout simplement pas reproduire. Mais je suppose que je peux faire d’autres choses sans nier la valeur de ce que je ne comprends pas entièrement.

Le harcèlement sexuel étant un problème légal, ce qui se passe aujourd’hui est l’extension de sa responsabilité dans des industries auparavant immunisées, industries dans lesquelles la beauté féminine est très prisée, et où le professionnel et le social sont étroitement liés, essentiellement des industries cool proches de célébrités avec des DRH fragiles voire inexistants. Le développement stratégique de la gouvernance, forcer la main de l’Homme. En pleine inertie l’autre nuit, j’ai senti ma colère monter en observant la performance de deux hommes, juste une conversation, mais de celles où je n’avais pas les moyens d’entrer. Ils passaient un bon moment et je restais silencieuse, ce qui ne les ennuyait pas. Il n’y avait rien de vraiment mal dans ce qu’ils faisaient et disaient, une situation totalement non légiférable, et pourtant j’étais persuadée qu’aucun des deux n’était jamais resté ainsi, comme moi, à regarder deux femmes parler. Si la conversation de deux femmes ne les avait pas intéressés, ou qu’ils n’aient pas pu y participer, ils se seraient aussitôt tranquillement détournés, mais j’étais hypnotisée. Je ne pouvais pas engager une conversation, certainement plus intéressante, avec l’autre femme qui se tenait là, d’âge moyen et silencieuse elle aussi. Non pas que le pouvoir des femmes soit totalement ignoré, mais il s’exprime mieux et plus souvent en privé, avec une mère ou une amie : étreintes (câlins), baisers, analyse subtile et brûlante de la dynamique sociale (choses plus faciles à faire dans un endroit sûr facilité par le sexe et l’intimité parce que extrêmement dangereuses ou impossibles à dire en public). Pendant quatre ans je me suis séquestrée moi-même dans une université pour filles et encore aujourd’hui je dois me forcer pour maintenir un contact visuel avec une femme s’il y a un homme dans la pièce, spécialement si la femme est simplement une personne et l’homme un collègue de travail.

Mon intuition me dit que ce qui se passe est que des groupes de gens (entendez « nazis ») essayent de justifier collectivement l’avortement d’un processus créatif difficile pour essayer d’externaliser l’extrême douleur de la création dans l’incertitude du vide. Au centre de vieux temples hindous une idole est assise dans un espace vide, sans ornements ; ailleurs des escrocs rôdent, la bite à l’air, derrière les rideaux. Ça fait mal ici en l’absence d’un grand Nez caché au cœur de la culture, sans la structure apaisante d’une grande conspiration. Des critiques de la série The Handmaid’s Tale (la Servante écarlate) disent que c’est un récit édifiant, alors que l’on sait que c’est vraiment de la fantasy. En réalité tous les jours une bande d’idiots recommencent, mettent leurs sacs à dos le matin, vendent des pubs, font une belle liste de gens à exposer, disent des conneries, utilisent les médias sociaux de manière stratégique. Ces derniers temps, pour moi, c’est là où l’hégémonie culturelle de l’homme blanc en arrive : la répétition par cœur d’une phrase, comme un mantra, propagande désespérée (qui de façon significative n’est pas spécialement répandue par les hommes eux-mêmes mais plutôt par ceux qui s’imaginent eux-mêmes occuper de nouveaux postes vacants) en face de preuves accablantes contre elle. C’est une question de culture versus gouvernance, ou peut-être plus précisément la possibilité inquiétante que notre culture se dirige vers une totale synonymie avec ce qui est gouvernable. Ayant perdu foi en la possibilité de poursuivre l’élaboration de la culture américaine, depuis toujours principalement blanche, masculine et protestante, nous nous sommes concentrés sur le verrouillage de ce qu’une minorité est autorisée à faire ou ne pas faire. Il existe des réalités structurelles et légales indéniables pour le pouvoir blanc masculin, mais c’est exactement parce que nous les connaissons que nous ne pouvons pas nous appuyer sur ces structures pour le démanteler. Prétendre pouvoir nous appuyer sur elles implique la croyance que l’on peut convaincre les hommes de renoncer à ces structures, la réalité inhérente à soutenir cette croyance demande que nous développions une parfaite compréhension de notre propre pouvoir au lieu de, à courte vue, utiliser ce moment politique pour prendre le pouvoir, par exemple, la Staedelschule. Là je prends le risque de dire que c’est peut-être cela que Kanye voulait argumenter, quoiqu’imprudemment. Même s’il n’y a pas eu de moment antérieur dans l’histoire où les femmes auraient pu se mettre en avant, des discours minoritaires éclatent avec force aujourd’hui ; cela semble presque fatal que nous soyons arrivées à ce point juste au moment où notre civilisation actuelle explose.

Et pourquoi est-ce que je veux parler de la crise qui menace la moralité alors que je suis témoin de la destruction extrêmement morale d’hommes violents en positions de pouvoir professionnel ? Peut-être parce que les hommes qui mettent la main aux fesses ou exigent du sexe sont plus près, sur le spectre de la sexualité masculine, des incels « alt-right » ou des serial killers, des hommes qui ne peuvent obtenir l’acte sexuel qu’ils désirent par des moyens acceptables, ou bien qui ne désirent que du sexe obtenu par des moyens inacceptables. Notre but est-il de refuser le sexe à ces hommes, ou d’encourager la prostitution (essence distillée de cette autre pratique plus répandue) et la violence dissimulée ? Ou bien notre but est-il d’essayer de comprendre et d’affronter la croyance répandue que la possession du sexe de jeunes femmes (ou le sexe imposé, dans le cas des dernières poursuites de Louis C. K. et Knight Landesman), est nécessaire et méritée ? Dans quel cas cette possession « légitime », en raison d’un certain charme, de l’attrait du pouvoir combiné avec un degré de sex-appeal etc., a-t-elle des raisons d’être aussi peu mise en question ? Si Louis C. K. avait dragué l’une des femmes et l’avait mise dans son lit, et même lui avait donné rendez-vous, au lieu de s’humilier devant deux d’entre elles, sa carrière serait sans tache. Il ne s’agit pas de tolérer leur comportement mais plutôt d’impliquer tous les hommes. Les hommes qui ne peuvent pas avoir d’activité sexuelle sont des types moches (Knight s’est décrit lui-même « petit et bizarre », selon Catherine Liu dans le Los Angeles Review of Books[2] ; Louis qualifie son corps de « merdeux, laid, dégoûtant »), des individus souvent effrayants, mais ça, ils ne peuvent pas forcément y remédier eux-mêmes. Tout homme qui ne peut pas faire l’amour est simplement le bénéficiaire privilégié d’une loterie culturelle et génétique : comme chacun sait la quantité de sexe obtenue par un homme n’est pas corrélée à ses qualités personnelles, même si tout type bien va y réussir de temps en temps. Un sale type peut être capable de travailler sur lui en tant que personne et devenir moins effrayant, mais ce serait demander à un homme-bête-de-sexe de travailler sur lui-même en tant que personne : il ne le fera certainement pas.

Une révolution plus calme est en train de se produire simultanément à nos cris perçants mais dans exactement la même culture, une culture par laquelle la question même de la moralité peut disparaître un jour. Nous voyons à nouveau cette étrange coïncidence de principes identitaires et scientifiques, qui ont commencé, par exemple, avec la légalisation de l’homosexualité via l’argument que « ce n’est pas un choix », et qui finit, au moment où nous parlons, par éliminer la stigmatisation de la sociopathie et de la psychopathie[3]. La question de la moralité dans les sociétés occidentales repose sur la définition du libre arbitre des Lumières, mais le scientisme a construit l’individu comme un amalgame de nature et culture, de gènes, d’épigenèse, de facteurs environnementaux, etc., en fait une série de facteurs externes déterminant toute décision et tout résultat qui sera quantifiable et analysable un jour. Ajoutons à cela la construction sociale de race, de classe, de genre, etc. Tant que règne l’idée de l’« individu-citoyen », ce qui signifie qu’en fin de compte ce qui est gouverné c’est l’intention (capacité de) de l’individu, il semble qu’il va être de plus en plus difficile de condamner et peut-être un jour de poursuivre les gens pour leur conduite.

En dépit du malaise de juger quelqu’un pour une conduite pathologique qu’il ne peut contrôler, les processus scientifiques et culturels totalement simultanés (les deux étant les produits des Lumières de l’homme blanc) qui dévoilent les diverses raisons d’un mauvais comportement proposent deux solutions ; la scientifique : médication ou modification génétique, et la culturelle : acceptation totale et adoption, prendre tout le monde au mot. Les vieilles idées humaines sur le bien et le mal évacuées, de telle manière que chaque différence sont éradiquées, ou que des gens meurtriers, intéressés ou manipulateurs ne peuvent ni être séquestrés ni bannis, (ou plus probablement un mélange des deux), une négociation centralisée par les deux forces actuelles dominantes se rejoignant au sujet de la tolérance et de l’intolérance des différents types de différences. La volonté d’externaliser un jugement sur des individus ou leurs actes individuels, soit pour un schéma de privilège moral extérieur, soit pour le scientisme, semble être une part d’une profonde anomie véhiculée par la désolation devant le spectacle d’un monde de plus en plus méconnaissable (la description de Simmel de la pensée moderne comme « la résistance de l’individu à être nivelé, avalé dans le mécanisme technico-social[4] » aujourd’hui vraiment archaïque), la peur de devenir ce que Oprah attend de nous : la plénitude de soi. Ce qui d’une certaine façon est sa forme d’archaïsme, la sustentation du pouvoir personnel qui n’est pas réalisée à l’extérieur mais plutôt à l’intérieur, une présomption que la flamme interne, si elle est nourrie, nous guidera vers notre suprême destinée. En tant que personnes engagées dans la propagation de la culture, quelque chose qui, contre toute attente, a généralement réussi à changer et à évoluer malgré la structure du pouvoir dominant, nous sommes obligées d’y croire.

Dans une récente interview accordée au New York Times, après avoir traité Trump d’« énorme imposteur, somme maléfique de ses déficiences », Philip Roth a répondu à la question suivante sur les cas récents de harcèlement en disant que cela ne le surprenait pas : « Je ne suis pas seulement entré dans la tête masculine mais aussi dans la réalité de ces envies irrépressibles dont la pression obstinée peut menacer la rationalité de tout individu par sa persistance, des pulsions parfois si intenses qu’elles peuvent même être expérimentées comme une forme de folie[5]. » Mais la réalité de la folie elle-même dépend de la culture[6].

Traduit de l’anglais par Michèle Veubret

[1] Lauren Berlan, Cruel Optimism, Durham, Duke University Press, 2011.

[2] LARB : Los Angeles Reviews of Books, https://lareviewofbooks.org/article/knight/

[3] http://psychogendered.com/2014/12/neurotypical-disdain-for-psychopaths/

[4] Georg Simmel, « The Metropolis and Modern Life », in Levine, Donald (éd), Simmel: On individuality and social forms, Chicago University Press,1971, p. 324.

[5] https://www.nytimes.com/2018/01/16/books/review/philip-roth-interview.html

[6] https://news.stanford.edu/2014/07/16/voices-culture-luhrmann-071614/