Préface

— May

En rachâchant, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, 1982, photogramme

« NON, je sais dire NON, et c’est bien suffisant »
Marguerite Duras, Ah ! Ernesto 

Les débats sur l’économie des savoirs dans les institutions artistiques et plus particulièrement dans les écoles d’art – jusqu’alors considérées comme des espaces d’exception – ont récemment pris un nouveau tour : série de nouvelles publications et de rééditions, articles de revues souvent motivés par ces mêmes ouvrages, nouvelle actualité de projets d’écoles plus ou moins alternatives et/ou expérimentales, annexion de problématiques pédagogiques à de nombreux projets curatoriaux… Cela dans un contexte de crise sans précédent des écoles d’art elles-mêmes, éprouvée à une très grande échelle, dont l’écho ne se fait pourtant que faiblement sentir au cours des débats sus-mentionnés[1].

En Europe, c’est l’application des accords de Bologne – qui visent à intégrer tous les types d’enseignement supérieur à un même système d’évaluation – qui a été le déclencheur d’une grave crise allant au-delà des seules formations artistiques. Une situation qui témoigne plus profondément d’orientations politiques reconsidérant avant tout les « savoirs », de la culture à l’enseignement, sous l’angle de leur seule « rentabilité ».

Durant l’année 2009, alors que se mettait en place un nouveau train de réformes, des étudiants des écoles d’art de Munich et de Vienne ont réagi en organisant des occupations qui ont essaimé dans de nombreux pays d’Europe. Nous avons choisi de publier deux textes émanant de collectifs auto-organisés, rédigés à la suite de ces occupations. L’identité de leurs membres importe peu – même si on devine qu’ils sont ou ont été étudiants dans l’une des écoles d’art qu’ils évoquent. Ces textes accompagnent des expériences, des pratiques, des discussions ; dans leur style et leur intensité, ils portent la trace de la mobilisation. Ce qu’ils défendent, c’est la production d’un espace de réflexion et de pratique, et, à ce titre, ils ont valeur d’exemple, de para-deigma, de « ce qui se montre à côté », pour reprendre les termes de Giorgio Agamben.

Le premier texte, « Apprendre à souffler la révolte », déjà publié dans le magazine en ligne Variant, a beaucoup circulé : « compte-rendu » passionnant d’occupations d’écoles, c’est aussi un catalyseur qui a stimulé la pensée de beaucoup d’auteurs. Devons-nous dire que nous espérons, en le faisant passer dans les pages de May, et surtout en le proposant en français, qu’il suscite également la réflexion ici ? Fruit d’un travail de contextualisation et d’auto-réflexion sur le mouvement de révolte dans les écoles de Munich et de Vienne, ce texte militant affirme que les réformes imposées dans l’éducation ne sont que l’étape finale d’un processus de mise en valeur, d’extraction et de capitalisation du savoir.

Le second texte, « Le Soi, le Groupe et le Mac : deux faces d’une institution »,  écrit par l’un des groupes qui a participé à la rédaction du premier, est inédit. Introspectif, ironique, déstabilisant, il s’inscrit d’emblée en faux contre toute tentative d’historicisation des mouvements et des collectifs et, entre auto-analyse et critique de  l’environnement patriarcal dans lequel ils évoluent, leurs auteurs proposent des pistes de réflexion théorique, privilégiant « la spontanéité et l’intensité de l’expérience effective à l’analyse ».

Ce second texte, que nous proposons au lecteur de ne lire qu’à la suite du premier, propose un aperçu de cette mobilisation de l’intérieur, tout en expérimentant une pratique collective de l’écriture. 

C’est à ces mouvements de révolte que nous avons voulu nous intéresser pour proposer, dans ce numéro de May, l’amorce d’une réflexion sur cette crise de l’enseignement et la politique globale des savoirs dans laquelle elle s’inscrit[2].

  1. [1] Tout se passe comme si le fameux « tournant pédagogique » de l’art contemporain n’avait lieu que dans des espaces policés, pacifiés et déconnectés, suivant une logique et des enjeux institutionnels, historiques et théoriques « propres ». Bien sûr, de nombreux textes sont revenus sur la situation concrète de l’enseignement, la mobilisation dans les écoles d’art et l’accentuation de la part théorique des formations artistiques, et des auteurs comme Marion von Osten, Marina Vishmidt, Simon Sheikh ou Tom Holert ont encore récemment insisté, dans les pages de ArtForum, de Mute ou d’un recueil comme Curating and the educational turn (Paul O’Neill et Mick Wilson (dir.), Amsterdam, Open Editions / De Appel, 2010), sur l’urgence d’une situation qui ne cesse de se dégrader, sous les effets  de « réformes » qui touchent les écoles, les académies et les universités, ceux qui y enseignent – artistes, assistants d’artistes, curateurs, critiques, chercheurs – et ceux qui y étudient. Curieusement, ces derniers ne sont pour ainsi dire jamais sollicités. Et rarement ces contributions s’engagent dans une contextualisation des différentes expériences présentes ou passées, ou sont à même de prendre en considération leur propre inscription dans cette « économie du savoir ». 
  2. [2] Pendant ce temps-là, en France, la conjonction de la décentralisation des administrations étatiques culturelles – auxquelles il est demandé de changer de statut  –  et de l’homologation des diplômes – la conformation au système Licence/Master  –  provoquait une réorganisation,  toujours en cours, des écoles d’art, une réorganisation parfois laborieuse et brutale, portant sur la structure des enseignements, les programmes de recherche et les modes d’évaluation. Toujours en 2009, les universités traversaient une crise majeure, de nombreux enseignants et étudiants se mobilisant contre la « mastérisation » des diplômes d’enseignement et la « loi relative aux libertés et responsabilités des universités ». À la rentrée 2010, pour la première fois, on mit face à leur classe des enseignants tout juste diplômés, en demandant à leurs collègues de prendre en charge leur formation.
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