Préface

— May

LS : Vous n’allez tout de même pas soutenir qu’interviewer, c’est écrire à haute voix !
SL : L’idée me plaît assez. Après tout, l’écriture n’a pas encore eu droit à la parole.
—“Confessions of a Ventriloquist”

Parmi les Jack Smith Papers, les archives du cinéaste expérimental à la Fales Library and Special Collections à New York University, on peut trouver une enveloppe avec des morceaux de texte que Sylvère Lotringer avait supprimés de l’éditing de son entretien, assez mouvementé, avec Smith et soigneusement conservés. Le résultat de ce délicat processus de suppression et de réarrangement, inhérent à tout travail éditorial, a été rendu à la fois visible et matériellement accessible. Cette enveloppe nous a donné l’idée de faire ce numéro. Nous avons republié des brouillons partiels de deux entretiens que Lotringer a réalisés avec David Wojnarowicz et Kathy Acker au début des années 1990, pour tenter d’évoquer la manière dont Lotringer s’est approprié ce format, qu’il considérait comme une forme d’écriture.

Dans les années 1970, à New York, où il a commencé à enseigner à l’université Columbia (et créé la revue Semiotext(e)), Lotringer conçoit l’idée de se servir des entretiens comme prétextes pour rencontrer des artistes et des poètes du Lower East Side, et pour produire des contenus sur le présent. Ils sont le plus souvent publiés dans la revue Semiotext(e) – ou dans une publication de la maison d’édition éponyme –, qu’il utilise alors pour lancer une multitude de projet d’écriture, de traduction et d’édition en parallèle. Plutôt que de se conformer à un statut professionnel comme critique d’art, ou professeur de littérature française, Lotringer semble avoir surtout été attiré par des espaces moins exposés, les préfaces, les essais sous couverture comme À Satiété, où il infiltre un groupe de psychologues à l’université Columbia, et les longues introductions aux ouvrages publiés par sa maison d’édition. Plus tard, il s’est essayé à faire des films – How to Shoot a Crime, avec  les dominatrices Catherine Robbe-Grillet et Mademoiselle Victoire – ou des lectures performées de ses entretiens – notamment avec le psychiatre d’Artaud, Jacques Latrémolière, et son éditrice Paule Thévenin.Dans « Confessions d’un ventriloque[1]», un auto-entretien écrit pour une performance, Lotringer nous éclaire sur sa position, il y voit l’entretien comme une forme de ventriloquisme, qui permet de faire parler les autres. Au sens propre, le ventriloque prête sa voix à une autre personne, de telle manière qu’on ne sait plus d’où vient la voix. L’entretien semble devenir un moyen pour Lotringer de faire disparaître sa « voix » dans celles des autres pour produire des contenus, à tout prix. « Les artistes n’écrivent pas, ou peu, dit-il. J’ai fini par produire
des textes à leur corps défendant, par le biais de l’interview[2] » Ce modus operandi qui lui permet de « disparaître » à travers ces entretiens et de réapparaître est en quelque sorte celui de l’édition. Ce n’est pas un geste d’appropriation, mais plutôt un espace potentiel pour libérer les voix de l’entretien, celles qui résonnent en nous et chez les autres. Ce numéro propose donc de revenir sur le travail d’éditeur de Lotringer, pour comprendre comment il met le langage au travail. En produisant et manipulant des mots, comment il écrit à travers les mots des autres, au risque de refouler sa propre logique d’effacement.

Ainsi, à travers les deux entretiens, nous proposons un exercice inhabituel de lecture post-éditoriale, en attirant l’attention sur ce qui reste et sur ce qui a été supprimé, ajouté, ou reformulé. Le brouillon de Acker est méticuleusement édité et comporte des commentaires personnels (ils étaient très proches). En revanche, celui de Wojnarowicz a subi de nombreuses transformations, sur près de 15 ans, avec des coupes et des reconfigurations importantes ; l’entretien a été réalisé en 1989 et n’a été publié qu’en 2006. Dans les deux entretiens, Lotringer semble davantage intervenir sur les corrections orthographiques, préciser les dates et les noms, opérer des coupes plutôt que de reformuler les propos des personnes interviewées. Et s’il lui arrive de le faire, notamment pour Wojnarowicz, c’est pour clarifier ces propos.

En termes méthodologiques, nous avons choisi de retranscrire la démarche éditoriale de Lotringer en demeurant fidèle aux notes, coupes, ajouts et commentaires du brouillon sur lequel nous avons travaillé. Les corrections éditoriales ont été incorporées à l’entretien à l’aide d’un code graphique spécifique :
· Police de caractère Helvetica Neue Bold : commentaires ou corrections de la
main de de l’éditeur, que ce soit à l’intérieur du texte, ou dans les marges ;
· Boîtes noires : sections caviardées du texte original (totalement illisibles) ;
· Textes barrés : parties de texte qui ont été supprimées, mais demeurent lisibles ;
· Parenthèses carrées : mots illisibles écrits à la main.
Nous avons mis en place cette méthode par soucis de clarté, et pour tenter de respecter le plus possible à la fois la manière d’éditer de Lotringer, et les propos retranscrits de Wojnarowicz. De cette manière, l’entretien peut se lire de différentes manières, soit dans sa version « originale » soit dans sa version éditée, et espérons-le, avec les deux perspectives à la fois.

  1. [1] Sylvère Lotringer, « Confessions of a Ventriloquist », Biography, trad. Catherine Combes,
    Anneleen Masschein (éd.), vol. 41, n°2, 2018, p. 199–234, https://www.jstor.org/stable/26530378.
  2. [2] Ibid., p.203.
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