Préface

— MAY

Art Crust of Spiritual Oasis, la rétrospective de Jack Smith organisée à Artists Space par Jay Sanders et Jamie Stevens pendant l’été 2018 fut l’occasion de reconsidérer la réception de cet artiste dans le contexte new-yorkais actuel. Ces dernières décennies, la communauté artistique n’a pas seulement été soumise à un monde de l’art hautement commercial et compétitif – qui a connu son apogée cette année avec les premiers signes d’éclatement de la bulle spéculative, et la pandémie –, elle est à présent menacée de dispersion ou tout du moins d’une soudaine reconfi-guration. Déjà confrontée à une suspension de la vie sociale, une plus jeune génération d’artistes pourrait être privée aussi de ses aspirations romantiques vis-vis du monde de l’art des années 1960-70, dont Jack Smith est l’un des derniers marqueurs, à l’instar d’artistes comme David Wojnarowicz ou Paul Thek, à qui nous avions consacré un numéro. Tout au long de cette réflexion, nous n’avons cessé de penser à l’essai qu’Antek Walczak y a publié dans May n° 6, où il se demandait ce que signifiait l’idée de pauvreté associée à Thek en 2011. Bien avant sa mort, Smith incarnait déjà le cliché de l’artiste romantique marginal, sûrement en raison de la qualité éphémère et « pauvre » de son travail, de sa réputation d’artiste pour artiste, alimenté par une circulation infinie d’anecdotes personnelles et de sa position intransigeante de résistance à toute forme de médiation. Ce cliché se vit renforcé par ses tentatives répétées de s’opposer à des artistes célèbres comme Warhol ou Mekas. En réalité, sa principale référence en terme de réception semble avoir été la communauté qui l’entourait à cette époque, une communauté alternative queer qui partageait le langage et les codes de ses films et de ses performances, « queer » entendu comme un rejet de toute qualité normative, qu’elle soit sociale, esthétique, sexuelle ou économique. La chronologie de sa réception s’est déroulée en dents de scie, au travers d’expositions et d’événements majoritairement organisés par ses amis. Flaming Creatures, une première rétrospective transdisciplinaire en 1997 à MoMA PS1 ; LIVE FILM! JACK SMITH!, un événement à l’institut du film et de l’art vidéo de l’Arsenal de Berlin en 2009 et Rituals of Rented Island au Whitney Museum pendant l’hiver 2013-14, où une salle entière était consacrée à son œuvre. Il faut ajouter à cette liste Wait for Me at the Bottom of the Pool, une publication de textes personnels de Smith, dirigée par J. Hoberman et Edward Leffingwell, qui a sans doute contribuer à sa réputation d’un artiste pour artiste. Ces dix dernières années, ce sont surtout dans les départements des queer studies, des performance studies, des post-colonial studies et de cinéma expérimental que son œuvre a été étudiée.

Dans un long essai[1] de 2014, Diedrich Diederichsen a développé une interprétation théorique radicalement différente qui considère Smith comme « praticien » (practitioner) du monde de l’art dans la tradition du surréalisme queer américain et souligne l’importance de son œuvre sur le plan théorique et critique (précisément anticapitaliste). Il écrit dans son introduction : « Dans ce qui suit j’aborde Jack Smith sous un angle théorique, et je fais cela comme s’il avait un programme théorique et esthétique consistant. Bien sûr, cette méthode est en contradiction avec les nombreux souvenirs personnels et anecdotiques qui circulent autour de Smith, spécialement depuis sa redécouverte plus de vingt ans après sa mort liée au SIDA. Mais je suis convaincu que c’est précisément en raison d’une certaine consistance programmatique – d’autres diront névrotique – présente au cœur de son anarchisme queer qu’on lui porte autant d’intérêt en ce moment. »

Dans cet esprit, ce numéro conçu après une longue période de discussions et de recherches propose d’autres perpectives notamment sur les questions de language et de pouvoir. L’essai de Branden Joseph donne ainsi une autre explication à sa marginalisation sociale en montrant comment Smith s’est débattu avec le système de justice pénale. Les essais d’Enzo Shalom et de Felix Bernstein abordent des réflexions plus précises au regard de la rhétorique du langage de l’artiste en relation aux formes générées et nous amènent à nous poser cette question au sujet de la tendance actuelle du monde de l’art : comment peut-on appréhender cette rhétorique baroque et sa méthode alors qu’en ce début des années 2020, nous sommes confrontés aux discours normatifs de l’art sur les politiques d’identité ?

  1. [1] Diedrich Diederichsen, « Not Being Able to Work that Way as an Endangered Ability – Jack Smith, Das Kapital: Volumes I, II, III », Criticism, vol. 56, n° 2 (2014).
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