Préface
Nous faisons régulièrement l’expérience de nous sentir détaché de notre propre désir, sous l’effet des algorithmes et de l’informatisation de masse des services qui gèrent nos vies, mais aussi lorsque nous rencontrons cette dissociation chez les autres. Il nous semble que notre vie sociale fonctionne alors par mimétisme, ranking et comparaison, que l’image de soi se construit surtout à travers celle de l’autre, dans un processus de valorisation immédiate. Dans ce contexte, la théorie de René Girard, selon laquelle on ne désire que le désir de l’autre, semble trouver un regain d’intérêt en tant que nouvelle pensée du déterminisme social de ce désir. [Girard a d’ailleurs directement influencé nombre de dirigeants de la Silicon Valley, qui ont suivi ses cours à Stanford à la fin des années 1980, à l’instar de Peter Thiel]. Flaubert, Stendhal et Balzac lui ont fourni un terrain de jeu narratif pour étudier ces mécanismes d’imitation, en raison d’un nivellement croissant des différences sociales au XIXe siècle. Le jeune Julien Sorel cherche par exemple à imiter de nouveaux modèles issus de ses lectures dans le but de gravir l’échelle sociale : Napoléon dans Le Mémorial de Sainte-Hélène ou Jean-Jacques Rousseau dans Les Confessions. Tout comme Emma Bovary, qui elle aussi s’inspire de personnages de la littérature romantique pour s’émanciper en tant que femme issue de la bourgeoisie de province.
Dans un premier temps, nous nous sommes penchés sur les nouvelles interprétations littéraires de ce modèle triangulaire avec Elif Batuman et Jay Chung – tous deux intéressés par l’héritage de Girard à Stanford –, ainsi que sur les recherches en neurosciences sur les neurones miroirs, qui contribuent au comportement mimétique, et semblent encourager la théorie de Girard au niveau physiologique. À l’inverse, nous avons ouvert un espace pour pouvoir penser le désir comme puissance d’émancipation étendue au social, en dehors de ses modèles déterministes, au travers du récit épique de l’« échappée » d’un héros entre Clermont-Ferrand et l’Aveyron, au gré de ses envies (Alain Guiraudie). Ou de manière introspective à partir d’une négociation avec la « machinerie des rêves », cette instance qui dirige nos songes, afin de manipuler le déterminisme du désir – à la manière de Josef Strau ou Ingeborg Bachmann –, et de devenir un « dream director ».