Sur Rosemary Mayer : Quelques jours en avril
Le 8 avril 1977, l’artiste Rosemary Mayer lâchait trois gros ballons attachés par des longueurs de corde et de tissus colorés à 30 mètres de hauteur dans le ciel, au-dessus d’un parking du quartier Jamaica dans le Queens. Le geste inaugurait la foire agricole municipale et chaque ballon était décoré de bribes de langage enjoué – le « retour de l’iris », le « retour du crocus », le « retour de la jacinthe » – qui convoquaient le retour du printemps. Intitulé Spell (évoquant les notions de « sort » et de « courte période de temps »), l’événement participait à la fois de la performance et de la sculpture publique, et était également la première réalisation de ce que Rosemary Mayer allait appeler ses monuments temporaires : des sculptures-événements, éphémères et commémoratives, qui acheminaient l’aspect fugace du post-minimalisme via l’enthousiasme et les excès ornementaux du festival. « Cette œuvre est brève », a-t-elle noté dans un dessin préparatoire de Spell, « les ballons tiendront 24 heures si le temps reste au beau ». Secoués par des vents forts, ils seront finalement plus éphémères que prévu[1].
Si Spell était un monument temporaire, alors, que commémorait-il exactement ? L’ouverture de cette foire, bien sûr, ce jour d’avril venteux, mais cela semble n’être que la moitié de l’histoire. Un livre d’artiste documentant l’événement nous offre des indices supplémentaires. On y voit des images de Mayer et de ses collaborateur.rices se débattant avec les cordes et les rubans emmêlés à l’arrière-plan du parking, balayé par le vent, qui essayent de lâcher les ballons. Mayer vivait à Manhattan à cette époque mais ce parking n’était pas très éloigné de Ridgewood dans le Queens, où l’artiste a grandi avec sa sœur Bernadette (elle-même une poétesse et artiste reconnue), avant le décès de leurs parents. Cette disparition est survenue au moment où Rosemary entrait dans l’adolescence, cette perte imprègnera discrètement tout son œuvre. Le livre qui accompagne Spell est truffé de souvenirs de la maison de son enfance, de son jardin et de la culture ouvrière en pleine ascension sociale, tissée dans l’histoire de l’événement-même : « J’essaye de donner corps aux histoires, de les faire revenir, écrit-elle, de leur donner des fleurs[2]. »
Les fleurs qu’elle évoque sont littérales (les fleurs du marché, et celles qui décorent les ballons) mais elles sont aussi symboliques. Elles conjurent la venue du printemps et rendent hommage à une communauté – peut-être une société tout entière – et à une jeunesse passée, qui ont été supplantées par quelque chose de plus surveillé et moins magique : « Le marché aux fleurs dispose d’agents de sécurité, la police le surveille la nuit[3] », écrit-elle ensuite. Si Spell est un monument érigé au retour du printemps, alors cette saison est une vaste métaphore, qui contient à la fois récurrence et perte : « Et que se passerait-il, si le printemps n’avait pas de couleurs, ou s’il cessait de revenir, de la même façon que les gens s’arrêtent de manger ou de respirer ? », se demande-t-elle[4]. C’est une question déchirante, a fortiori quand on réalise qu’elle pourrait être littérale (nous vient ici à l’esprit le livre de Rachel Carson, Printemps silencieux (1962), célèbre pour la mise en garde de l’autrice au sujet la destruction de l’environnement). Comme toutes les fleurs, les siennes sont hantées par la disparition.
Quasiment un an après Spell, dans la semaine du 17 avril 1978, Mayer édifie un autre monument temporaire intitulé Some Days in April. Échangeant l’asphalte pour les collines du nord de Upstate New York, Mayer se tourne à nouveau vers les ballons : de gros globes jaunes, oranges et blancs (ordinairement utilisés pour la publicité, une profession d’ailleurs embrassée – ironiquement – par Mayer, dans les années 1980, lorsqu’il ne lui était plus possible de vivre de son art) dansaient au-dessus d’un champ en friche. Chaque ballon portait le nom d’un.e cher.e disparu.e ou d’un personnage historique dont les dates de naissance ou de décès tombaient au mois d’avril (y étaient compris les parents de Mayer ; Ree Morton – amie et interlocutrice privilégiée – et la religieuse française du xixe siècle Marie-Euphrasie Pelletier, fondatrice d’une institution pour femmes en difficulté). En plus de ces dates, on peut lire le nom d’une star et celui d’une fleur de printemps. (« Columbine Regulus Theodore » , annonce l’un des ballons, qui commémore l’oncle de Mayer en une incantation mélodieuse.) Dans son livre d’artiste connexe, Mayer donne des détails sur ceux qu’elle commémore : elle se souvient de son oncle Teddy lui apprenant à jardiner et à reconnaître les étoiles, ainsi que sa tante Marie qui « aimait les violettes, de la même façon qu’elle aimait toute chose brève et impossible », ce qui n’est pas une mauvaise description de sa propre esthétique : un plaisir rendu encore plus doux par son obsolescence en suspens.
Comme Spell, Some Days in April servait à la fois de célébration et de panégyrique, modelant la manière dont le langage perdure, malgré le temps. Le nom d’un jour survit à ce dernier, comme celui d’une personne, ou même d’une star – tant qu’il reste quelqu’un pour le prononcer (ou, dans ce cas, tant que le ballon reste en l’air). Une pièce de 1979 intitulée Snow People renforce cette idée. Pour la réaliser, Mayer a modelé des figures grandeur nature dans de la neige, dans le jardin de la bibliothèque publique de Lenox, dans l’ouest du Massachusetts. Sur les photos documentaires, elles apparaissent comme autant de fantômes, les mains jointes et repentantes, au-dessus de leurs bustes de neige. De nombreuses œuvres de Mayer commémorent des personnes spécifiques, mais ici, elle convoque les habitants ordinaires du passé de Lenox. Des écriteaux de bois portant des noms (les plus courants dans la région au xixe siècle, selon ses recherches) ont été plantés dans tout le site[5] : les « Anna » « Edith », « Daniel » etc., continueront à témoigner longtemps après que leurs corps de neige aient fondu.
Les monuments temporaires de Mayer prennent aussi la forme de tentes enveloppées d’armatures en tissus, qu’elle appelle « épouvantails » ou « fantômes[6] ». Pour presque toutes ses réalisations, Mayer s’est tournée vers des matériaux prétendus « féminins », « kitsch » ou « enfantins ». Son approche trouve une résonnance dans le travail de contemporaines, telles Ree Morton, Lynda Benglis et Hannah Wilke – ainsi qu’avec les praticien.nes du mouvement Pattern and Decoration, qui ont aussi utilisé l’ornement, l’artisanat et l’excès, pour passer outre le modernisme, le minimalisme et l’idéologie patriarcale qui les accompagnaient. Au début d’un journal intime daté de 1971, Mayer déplore l’existence de « salauds étroits d’esprit qui pensent que les objets ne sont que de la décoration – présumant forcément qu’une chose intéressante ou belle à regarder n’est rien d’autre que cette chose[7] ». Et plus tard cette même année : « Je veux toujours construire des tentes en satin et en soie… remplies de fleurs, de senteurs de jasmin et d’amour langoureux… qui devraient être autorisés à advenir – décadent ? Et alors[8]. » On sourit en lisant ces mots aujourd’hui, sachant que dix ans plus tard elle produira Moon Tent, un pavillon drapé dans des volutes de papier baroque. Il a existé une seule nuit, celle du 3 octobre 1982 – une nuit de pleine lune – et ce fut son dernier monument réalisé.
L’acceptation totale du plaisir chez Mayer était politique, et empreint de d’une conscience de classe : l’opulence de son travail était réalisée modestement, souvent avec des bouts de rayonne et de nylon, et faite pour le partage. De manière moins évidente, la politique résidait aussi dans son traitement de la temporalité. Prenant à revers la tentative conventionnelle du monument de résister au temps (souvent au service de la commémoration de structures racistes et patriarcales), ses œuvres, dans leur évanescence, positionnaient le temps comme étant un moyen et un message. Et c’était par cette fugacité – et même une fragilité délibérée – que, comme l’a remarqué l’historienne Gillian Sneed, Mayer plaçait ses monuments en opposition au « système masculin » du monde de l’art, qu’elle voyait exagérément exemplifié dans les sculptures d’acier de Richard Serra, lesquelles demandaient de la permanence et dominaient tous les espaces qu’elles occupaient[9]. Mayer réclame une contre-histoire du monument : l’artiste, selon elle, devrait se modeler, non pas sur le maître d’œuvre, qui vise à conquérir le temps, mais sur les « décorateurs de festivités, les mémorialistes des morts, les chasseurs, même de la beauté éphémère » – en d’autres termes : sur ces figures (souvent des femmes) qui agissent dans le temps, plutôt que de résister à ses caprices[10].
Les monuments n’étaient pas seulement temporaires – conçus pour être installés et démontés en un seul jour – mais aussi clairement soucieux de la manière dont ce jour passe exactement, comment il se glisse derrière nous, dans ce qu’on appelle l’histoire. C’est cette tension entre le jour unique et la longue durée[11] de l’histoire qui anime tant d’œuvres de Mayer. En 1969 déjà, elle s’intéressait à la durée du jour comme un cadre. Une pièce incluse dans la revue poétique d’avant-garde O to 9 (fondée par son ex-mari Vito Acconci et sa sœur Bernadette) consiste en un enregistrement visuel des bruits de pétards entendus entre 21 heures et 1 heure 30 du matin le 4 juillet 1969[12]. Bien plus près du genre de conceptualisme analytique qu’elle abandonnerait rapidement, cette pièce trahit discrètement un intérêt pour les « jours fériés » (étymologie « jour saint ») qui allait imprégner son futur travail. Comment marque-t-on un jour différent, en dehors de la marche pesante du calendrier, et qui réussit à en décider ?
Le jour, entité de temps distincte, ne réapparaît pas seulement dans la durée des monuments temporaires de l’artiste (dont beaucoup, comme Spell et Moon Tent, ont existé un jour ou une nuit), mais aussi dans l’attention qu’elle porte régulièrement aux pleines lunes, aux anniversaires de naissances ou de décès, les appariant souvent avec un nom individuel, ce qui évoque la tradition chrétienne des « fêtes » (des saints patrons) – et à la manière dont ces particularités nourrissent la mémoire, s’intégrant dans des arches plus vastes, celles des mois qui changent, des saisons, des ciels… Mayer était également une mémorialiste plutôt diligente, et son journal de 1971 (publié en 2016 par Soberscove Press) nous en offre un aperçu : le lecteur est renseigné sur ses inquiétudes au sujet du sexe et de l’argent, des horoscopes – dont elle est une lectrice assidue, de ses repas (« J’ai fait des cookies terribles cette semaine, et du pain de maïs austère ») ; ainsi que de ses luttes contre l’ennui (ces jours « inarticulés », qu’elle articule fort bien). Tenir un journal n’a bien sûr rien de remarquable en soi, mais celui de Mayer jette la lumière sur le quotidien, qui pour elle n’a jamais été un simple fait, mais bien un sujet de grand intérêt artistique, et même une méthodologie : « La prochaine étape est de laisser certains aspects du tout-venant quotidien m’atteindre », dit-elle, concernant sa pratique[13]. Quelques années plus tard, elle entreprend de traduire les journaux intimes du peintre maniériste Jacopo da Pontormo, tournant l’objectif vers l’extérieur, vers le passé, pour voir comment d’autres artistes peuvent laisser les jours « les atteindre ». Plus tard, elle a tenu un « livre des dîners », chaque page étant un enchevêtrement de mots et de croquis pour commémorer des repas entres ami.es, donne l’impression d’un compte-rendu d’une série de performances. Comme ses sculptures, les repas oscillent entre luxe, profusion et la dure réalité de la frugalité : un déjeuner du 10 février 1981 est rappelé à la mémoire par deux étiquettes : celle d’une bouteille de Barolo et d’une boîte de conserve de thon Bumble Bee Foods.
À cette période de l’histoire, Mayer n’était pas la seule à s’intéresser au temps. L’après-guerre avait vu apparaître de nouvelles technologies et de nouvelles structures capitalistes qui analysaient le temps de plus en plus finement, l’horloge rythmant l’emploi du temps, jusqu’au moindre recoin et la moindre fissure du quotidien. Et lorsque la Guerre Froide fit entrevoir la possibilité d’une fin, le champ des « Futures Studies[14] » prit son essor dans le but de miser sur les temps à venir[15]. Les artistes commencèrent à s’engager dans le temps, de manières différentes et parfois obsessionnelles, et nombre d’entre eux, dont Mayer, se tournèrent vers la journée de 24 heures, en tant qu’unité de mesure prééminente. Comme Seth Siegelaub, modérateur en 1969 dans un débat sur le temps dans l’art, le résume : « Nous avons ici quatre personnes qui discutent d’une chose qu’on appelle temps, quelque chose que nous partageons tous, et nous n’avons trouvé que très peu de points d’accord sur le sujet, si ce n’est qu’il y a 24 heures dans une journée[16]. »
Les exemples affluent : les peintures de l’artiste On Kawara, Today Series, intègrent la date de leur réalisation dans leur composition, les fiches de stanley brouwn, chacune portant le nombre de pas qu’il a fait en un jour, transforment le temps en une fonction corporelle propre ; Adrian Piper (une amie proche de Mayer, avec qui elle a organisé un groupe de prise de conscience féministe) tire quotidiennement un autoportrait pendant deux semaines pour son Food for Spirit (1971) ; Hanne Darboven reprend la formulation de la date de tous les jours, transformant le calendrier en script ; Eating Piece (2/20/69–6/12/69) Figurative Works No. 1 (1969) de Christine Kozlov atteste de sa consommation quotidienne de nourriture, et de ses échecs avec 271 Blank Sheets of Paper Corresponding to 271 Days of Concepts Rejected[17] (1968). Ces artistes s’inspirent du format du rectangle et de la grille, ou de leur pendant, le calendrier. Bernadette Mayer a partagé également cette préoccupation du quotidien, en 1971 elle produit Memory, pièce pour laquelle elle a exposé tous les jours pendant un mois un rouleau de pellicule puis en a présenté les images sur une grande grille, accompagnée d’un texte et d’un enregistrement audio[18].
À divers degrés, ces œuvres apportent la preuve de ce que l’universitaire Pamela M. Lee note comme une nouvelle angoisse née dans les années 1960 autour du « sentiment d’infini ». Une nouvelle relation à l’horizon historique dans laquelle la narration est affaiblie en faveur de la répétition et la sérialité[19]. Le « maintenant » – « l’aujourd’hui » – revient ad nauseum ; c’est un présentisme en accord avec ce que le critique Jack Burnham décrivait comme le tournant de l’art vers les « systèmes en temps réel », selon lesquels les œuvres remontent dans le temps pour combler le vide entre l’art et la vie. Il y a là des relations avec la temporalité telle qu’elle est traitée dans le travail de Mayer, et c’est pourquoi je n’ai pas été surprise de trouver ce qui suit dans son journal de 1971 : « Rencontré Vito en revenant chez moi & nous avons parlé de… Jack Burnham (dont ni l’un ni l’autre ne comprend le verbiage, et que nous suspectons – comme nous le ferions de tous les systèmes – d’une vérité[20]). » Je dis ne pas être « surprise » parce que c’est justement cet intérêt pour le passé, la narration et le non-systémique – le désir de défaire la grille du calendrier et d’en faire quelque chose de plus fluide, plus approprié aux hauts et bas de l’expérience individuelle – qui distingue la relation de Mayer au temps.
Il est également significatif que les œuvres de Rosemary Mayer véhiculent une sensation prémoderne, évocatrices de mâts enrubannés, de foires de la Renaissance (Ren-fairs), et de flots de draperies baroques qui défient les lois de la gravité. Cette tendance à extraire le passé apparaît déjà dans les luxuriantes sculptures en tissu commencées au début des années 1970, juste avant ses monuments temporaires (exposés en 1976 à la A.I.R. Gallery, dont Mayer était la cofondatrice), ainsi que dans leurs titres, qui font souvent référence à des personnages historiques. Hroswitha (1972-1973) par exemple – un ensemble noir et rouge foncé, avec des draperies festonnées – célèbre la nonne du xe siècle reconnue comme la première femme dramaturge, et l’une des rares à avoir écrit sur sa propre vie au Moyen Âge (là encore émerge son intérêt pour les journaux intimes, et ce même indirectement). La royale (et saphique) Galla Placidia (1973) commémore une impératrice romaine qui, au déclin de l’Empire, a joué un rôle politique important et qui fut une grande protectrice de l’art chrétien. Pourquoi une artiste de New York, au milieu des années 1970, se retrouve-t-elle à flirter avec de tels anachronismes ? Les titres de ses dernières œuvres suggèrent une impulsion clairement féministe, partagée par des artistes telles que Judy Chicago, pour remédier à l’effacement de grandes femmes dans l’histoire. Mais cette impulsion, tout comme l’intérêt qui s’y imbrique pour les festivals et les célébrations, l’astrologie, les naissances et les décès font partie d’un intérêt plus ample, à la fois pour le temps passé et une compréhension passée du temps.
L’histoire de l’horlogerie moderne a de profondes racines dans l’impérialisme et le capitalisme industriel ; le développement de l’horloge est étroitement lié aux nécessités de la navigation des paquebots transatlantique ; à la planification des horaires de trains et à la coordination des mouvements de troupes (la montre-bracelet a été inventée pendant la Première Guerre mondiale, pour que les soldats sachent exactement quand émerger des tranchées, vers leur mort assurée). Comme Michel Foucault nous l’explique, cette histoire de la productivité est aussi celle de la discipline. Les origines de l’emploi du temps dérivent de la vie monastique – les moines devaient pouvoir associer leurs prières à une heure précise. Et, comme Foucault l’écrit : « Mais ces procédés de régularisation temporelle dont elles héritent, les disciplines les modifient. En les affinant d’abord. C’est en quarts d’heure, en minutes, en secondes qu’on se met à compter. » En ce sens, l’histoire de l’horlogerie est celle de la sécularisation croissante et de la distance prise envers les rythmes naturels de la Terre : le mois suit le trajet de la lune, et le jour celui de la Terre, mais la semaine, l’heure et la seconde – conventions liées aux commodités économiques et politiques – en deviennent encore plus abstraites. (La France, par exemple, a utilisé le « temps décimal » pendant plusieurs années après la Révolution, divisant le jour en 10 heures de 100 minutes.)
Si le travail de Mayer regarde vers le passé pour suggérer une contre-histoire du monument, il rejoint également une autre compréhension du temps : ses réalisations explorent un temps non-arbitraire, un temps enraciné dans les saisons et les ciels changeants, lié aux gens et à leur passé. Ses œuvres déplorent la mort mais aussi l’effet émoussant, isolant, du temps de l’horloge, où le jour n’est qu’un nombre – et non une fleur, ni une personne, ni une star –, elles offrent quelque chose proche d’un calendrier liturgique personnel, dépourvu de religion mais peuplé d’esprit. (On pourrait trouver cela sentimental. « Et alors », semble-t-elle dire, c’est aussi politique, et simplement livré dans une langue que nous n’avons pas l’habitude de lire.) Être une artiste, pour Rosemary Mayer, c’est choisir un chemin qui pourrait échapper à l’abstraction du calendrier. Dans son journal, l’artiste déplore à maintes reprises de devoir travailler de 9 heures à 17 heures, une nécessité dont elle tire périodiquement profit en touchant des indemnités de chômage et en gagnant du temps libre dans son atelier. Ce n’est pas travailler qui l’ennuie, mais plutôt l’aplanissement du temps que la régularité (et le capitalisme) exige. Pendant une période de chômage elle écrit – inspirée par « A » (Adrian Piper), qu’elle va « respecter un programme » mais dans lequel elle ne peut pas s’engager. À travers ces luttes – familières à un bon nombre d’entre nous, spécialement après deux années où le temps s’est mesuré à une nouvelle opacité et à un nouveau risque – Meyer effectue un travail qui se délecte de la profonde idiosyncrasie du temps. En contrepoint de l’assertion de Siegelaub, elle suggère qu’il n’est peut-être pas si évident qu’il y ait « 24 heures dans une journée », et que certains jours – en avril par exemple – pourraient déborder de plus de significations, et que ce n’est pas grave si l’on ne comprend pas.
Traduit de l’anglais par Michèle Veubret
- [1] Pour une discussion plus poussée au sujet de Spell et des monuments temporaires de Mayer, voir Gillian Sneed, « ‘Pleasures and Possible Celebrations’: Rosemary Mayer’s Temporary Monuments, 1977-1982 », in Marie Warsh and Max Warsh, Temporary Monuments: work by Rosemary Mayer, 1977-1982, Chicago, Soberscove Press, 2018. ↩
- [2] Rosemary Mayer, Spell, 1977, livre d’artiste avec 39 tirages argentiques et papiers transparents découpés et collées à l’encre au pastel. https://www.moma.org/collection/works/219651?sov_referrer=artist&artist_id=67932&page=1. ↩
- [3] Ibid. ↩
- [4] Ibid. ↩
- [5] Gillan Sneed, « Pleasures and Possible Celebrations », op. cit., p. 18. ↩
- [6] En 1980, pour le désormais épouvantable Time Square Show, elle avait soumis une proposition de « fantôme » dans le secteur des travailleurs et travailleuses du sexe, oublié.es de l’histoire, accompagnée d’une bannière en tissus peintes de leurs noms imaginaires – comme Sneed le souligne, son poétisme était nettement hors de propos parmi les flashs à l’ambiance pop des scènes en effervescence de l’East Village et de la Pictures Generation. Voir Gillian Sneed, « Pleasures and Possible Celebrations », op. cit., p. 21-22. ↩
- [7] Rosemary Mayer, in Marie Warsh, Excerpts From the 1971 Journal of Rosemary Mayer, Chicago, Soberscove Press, 2020, p. 28. ↩
- [8] Ibid., p. 152. ↩
- [9] Gillian Sneed, « Pleasures and Possible Celebrations », op. cit. p. 5. ↩
- [10] Mayer, citée dans Gillian Sneed, « Pleasures and Possible Celebrations », op. cit. p. 7. Voir aussi le dessin reproduit en page 55 de Temporary Monuments. ↩
- [11] En français dans le texte. ↩
- [12] Marie Warsh et Gillian Sneed, « Diaries of an Artist: The Art and Writing of Rosemary Mayer », The Brooklyn Rail (avril 2016), https://brooklynrail.org/2016/04/criticspage/art-and-writing-of-rosemary-mayer. ↩
- [13] Mayer, Excerpts, op. cit., p. 25. ↩
- [14] Ou futurologie. ↩
- [15] Pamela M. Lee défend l’idée que cette relation déplacée vers la temporalité a eu un impact profond sur l’art des années 1960, qu’elle considère comme « enregistrant une maladresse presque obsessionnelle avec le temps et sa mesure ». Voir Pamela Lee, Chronophobia: On Time in the Art of the 1960s, Cambridge, MIT Press, 2004, xi. ↩
- [16] Seth Siegelaub in Lucy Lippard (éd.), « Time: A Panel Discussion », Art International, XIII, nº 9 (novembre 1969), p. 21. ↩
- [17] Au sujet d’une discussion sur le temps dans l’art conceptuel, voir Alexander Alberro, « Time and Conceptual Art », in Jan Schall (éd.), Tempus Fugit: Time Flies, Kansas City, The Nelson-Atkins Museum of Art, 2000, p. 144-157. Voir aussi Tausif Noor, « The Art of Daily Living », The Brooklyn Rail (juin 2020), https://brooklynrail.org/2020/06/artseen/The-Art-of- Daily-Living. ↩
- [18] Memory a fait aussi l’objet d’une publication : Bernadette Mayer, Memory, Catskill, Siglio Press, 2020. La notion de « jour » est présente dans d’autres livres de Bernadette Mayer, tels Midwinter Day (New York, Turtled Island,1982) et Works and Days (New York, New Directions Publishing Corporation, 2016). ↩
- [19] Pamela M. Lee, Chronophobia: On Time in the Art of the 1960s, Cambridge, MIT Press, 2004. ↩
- [20] Mayer, Excerpts, p. 59. ↩