Rain Over Water. Sur Hans Christian Lotz chez David Lewis à New York
Si je devais coller une étiquette à la production artistique de Hans-Christian Lotz, illustrée par sa dernière exposition à la galerie David Lewis, ce serait celle de l’informatisation de l’espace esthétique comme dispositif pour l’art contemporain.
Rain over Water, la pièce récurrente de l’artiste en est l’exemple parfait. Présentée sur écran, comme beaucoup de peintures aujourd’hui, elle est constituée notamment de panneaux solaires, de cervelles de porc (ou leurs fac-similé métalliques), et de bandes de cuivre encodées placées à côté d’autres exemples quasi-imperceptibles d’errata, comme les membres amputés d’un cafard. Le titre de la série, évoquant peut-être le ruisseau d’un coin d’une toile de Constable, trouve une certaine résonance picturale dans le contenu organique sous vide de ces panneaux où des gouttes de pluie vues d’un angle proche du zénith qui pourrait être celui d’un œil satellite électrique, se transforment en glace au moment de leur impact avec la surface lustrée. La suggestivité picturale de ces panneaux, sérigraphiés en noir pour cette version, remplace le blanc intentionnellement banal des variantes précédentes qui rappelle l’espace visuel, le vide architectural servant de base à la visualisation et à la transmission d’œuvres commerciales (les galeries qui ressemblent à des sites Internet et vice versa), au profit d’une image qui correspond plus à mon idée de la vue plongeante suggérée par le titre de ces pièces : le scintillement de l’asphalte mouillé par une pluie fine caractéristique du film noir.
Accrochés à fleur de mur, les huit panneaux de Rain over Water occupent la totalité du couloir d’entrée de la galerie qui sert de premier espace d’exposition et invitent le flux de visiteurs à animer les maigres offrandes cybernétiques gores pour retrouver les flots de pluie du titre. La série présente une lecture séquentielle pour les yeux et les pieds et devient le passage initiatique de l’exposition, créant une atmosphère de nuit maussade, tachetée de pluie à la Poe (des panneaux solaires remplaçant un soleil absent ?) astucieusement adaptée à la combine informatique la plus opérationnelle : le cognitif. Ce sont des cerveaux après tout, et plus particulièrement des cerveaux privés de communiqué de presse (l’exposition n’a pas de communiqué de presse formel), qui sont écrasés dans un silence communicatif comme pour extraire de leur biomasse une quelconque énergie fantasmatique.
Et dans ce régime informatique du contemporain, qu’est-ce que la cognition sans sa performativité ? L’informatisation de l’espace esthétique sur laquelle je mise comme étant la préoccupation artistique de Lotz est démontrée une fois de plus dans cette exposition : une nouvelle série de dispositifs fixés au mur élargissent le focus à la temporalité insurgée propre à la contemporanéité ; d’une certaine manière, c’est le présent comme une sorte d’a priori technique. Ce présent envahissant modifie la production artistique grâce à la puissance de traitement de sa performativité, le suspense saisissant au moment de la concrétisation de l’achat d’art contemporain en gardant l’œil fixé sur le cours de la devise. Comme les cycles d’obsolescence qui modulent les marchés des biens de consommation, c’est un art qui pourrait aussi bien proclamer « présent » pour chacune de ses réceptions culturelles jusqu’à ce que son public participant finisse par plier et répondre par « passé ». En effet, les dispositifs fixés au mur de l’exposition sans-titre de Lotz représentent assez bien cette problématique, que ce soit avec ses portes coulissantes automatiques ou autres éléments. Grâce à leurs capteurs optiques (littéralement des yeux électriques), ces portes réussissent à exécuter la fonction cognitive suggérée par Rain Over Water, en ce qu’elles reconnaissent leur spectateur avec une routine mécanique d’ouverture et de fermeture qui ne dure que le temps de l’attention qui leur est accordée, la durée du moment présent à l’instant passé.
Exhibant leurs composantes mécaniques et portant les traces d’une usure qui suggère qu’elles proviennent de la casse, les pièces portent également de curieux titres en référence aux moulins agricoles qui constituent une sorte de musée à ciel ouvert de la Forêt Noire, région natale de Lotz en Allemagne. Peut-être que là encore, l’horreur évoquée par le passage initiatique se concrétise pleinement, les spectateurs ayant été conduits d’une pluie inquiétante au Nachträglichkeit (« après-coup ») technologique du moulin rural dont ils sont aussi contraints d’être les témoins. Si l’exposition n’était pas aussi « art contemporain », cette mise en scène vaudrait à peine un coup d’œil étonné. Ou peut-être que c’est précisément cette dimension ultra art contemporain qui fait perdre de sa teneur à la touche effroyable. J’ai eu beau me forcer à m’imprégner de l’ambiance camp de l’exposition, j’en suis néanmoins sorti avec un sourire plutôt qu’une grimace. La construction artistique de tous ces organes biologiques et mécaniques au sein de, et surtout pour le contexte pseudo informatique de cet art contemporain ultra léché, permet en grande partie de refermer sur elle-même la remarquable absurdité de ce milieu et ses aspirations de performance cognitive. Cela pose la question suivante : mise à part la fonction récursive de ses techniques internes, quelle cognition existe en fait vraiment dans le domaine contemporain ?
Dans le mythe involontairement hilarant de Lovecraft, le centre du chaos ultime est un palais cosmique avec pour fond sonore une mélopée monotone incongrue de flûtes invisibles. Lotz, en bon créateur généreux, inclut avec élégance un son de flûte harmonieux (ainsi qu’une série de moulages en zinc qui ressemblent à des clones devenus fous) au milieu de l’outillage complexe des portes coulissantes, comme s’il cherchait à éviter de trop désorienter le spectateur.
Traduit de l’américain par Elsa Bruté de Rémur