Sur Hélène Fauquet au Kunsthaus Glarus

— Anette Freudenberger

Hélène Fauquet, Psyche, détail, 2023

Hélène Fauquet, Psyche, détail, 2023

Hélène Fauquet, Phenomena
Kunsthaus Glarus
9 juillet – 19 novembre 2023

Spirales de mémoire

Le carton d’invitation et l’affiche de Phenomena, l’exposition d’Hélène Fauquet, empruntent tous les deux au film éponyme de Dario Argento une image utilisée pour sa promotion. Une jeune fille y apparaît la main tendue, grouillante d’insectes, et semble sur le point de traverser la surface de l’image. Sur le point seulement, évidemment. Si quelque chose transparaît dans le regard insondable de la jeune fille, c’est peut-être l’expression de sa solitude. Elle n’ignore pas que malgré toute sa volonté, elle restera prisonnière de l’image et du rôle qu’elle y tient. Mais les personnes qui l’observent ne peuvent-elles pas en douter ? Après tout, ne pourraient-elles pas être attaquées par une de ces créatures répugnantes, être prises d’assaut par leurs peurs les plus intimes ? L’héroïne du film, elle, n’a rien à craindre, car elle communique avec ces insectes et leurs larves grâce à des dons télépathiques.

Dans le rôle de Jennifer Corvino, Jennifer Connelly ressemble à s’y méprendre à l’artiste. Elles sont de fait deux personnes différentes et si Fauquet a retravaillé l’image originale, elle n’a pas succombé à la tentation d’en faire un autoportrait. En effet, elle supprime le texte original
(« Jennifer has a few million close friends. She is going to need them all [1] ») et rajoute deux nouvelles versions, qui circulent encore aujourd’hui et le poster ainsi que le carton d’invitation ont été traités différemment. Si les ajouts numériques, appliqués à l’aide d’un programme de traitement d’image, sont immédiatement visibles sur le poster, ils sont plus difficiles à percevoir sur le carton d’invitation. Fauquet s’approprie le matériel d’origine autant qu’elle cherche à s’en distancier, et se projette dans sa propre exposition comme un personnage de fiction. Ce va et vient entre une forme esthétique conceptuelle et sa charge psychologique est aussi à l’œuvre dans les films de Dario Argento. Cette figure incontournable du giallo italien confronte le spectateur à des images d’horreur qu’il dissèque avec une précision impitoyable pour en révéler la construction interne.Alors qu’il filme le meurtre d’une jeune femme, il insère ainsi entre les coups de ciseaux portés à la victime un gros plan de l’arme du crime fendant l’air. L’assassin n’y est pas visible, mais peu importe : il s’agit d’abord de renforcer la tension de la scène et de faire référence au montage comme un outil indispensable à la réalisation du film. Cette exacerbation formelle permet d’appréhender « à froid », de manière analytique, les actes de violence extrêmes qui apparaissent à l’écran, voire même d’y trouver du plaisir en les distinguant d’une réelle scène d’horreur.

Une fois ces images en tête, il est difficile de s’en débarrasser. Le film d’Argento n’apparaît pourtant qu’à dose homéopathique dans l’exposition de Glarus, comme un bruit de fond. Fauquet se réfère plus à la démarche artistique d’Argento qu’à ses scènes de slashers spectaculaires, se concentrant sur les zones d’interface qui ont aussi intéressé le réalisateur – entre le rationnel et l’irrationnel, les mondes imaginaires intérieurs et la réalité extérieure. La référence au metteur en scène italien est moins extravagante qu’on pourrait d’abord le croire quand on sait que Phenomena a été tourné en Suisse, dans le canton du Säntis. Certes, ce n’est pas exactement le canton de Glarus, mais leur voisinage permet tout de même que le rapprochement soit justifié. La route qui conduit à Glarus s’enfonce progressivement dans une vallée sombre et verdoyante, de plus en plus étroite, et offre des panoramas aussi grandioses qu’inquiétants. Le musée, lui, est un exemple parfait du modernisme sobre d’après-guerre et s’intègre harmonieusement dans le paysage, malgré la rigueur de ses volumes cubiques. Ses intérieurs alternent entre des espaces clos et ouverts. Tous les sols et les plafonds sont structurés par une grille. Des matériaux simples, durables, des proportions équilibrées et un éclairage subtil achèvent cette impression générale d’une sophistication suisse inaltérée.

Hélène Fauquet a su tirer profit de cette atmosphère tempérée. Dans une pièce aux murs aveugle, baignée d’une lumière zénithale homogène – une sorte de conteneur qui rappelle les fonctions de stockage et de conservation du musée – Fauquet a disposé huit tables de bureau qui se distinguent par leur design sobre et fonctionnel. Ce ne sont pas des tables de conférence, plutôt de simples bureaux, pensés pour le travail et l’organisation. Chacune porte un titre différent et sert de support à une multitude de cadres : Flash of the Blade, Sleepwalking, Mechanica, Delicate and sensitive, life-world, Psyche, Sensoria et natural behavior. (Toutes les œuvres ont été réalisées en 2023.) Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, les images encadrées n’ont rien à voir avec les souvenirs personnels ou le quotidien d’un employé de bureau. En dehors des images d’exploitation du film d’Argento ou des photographies d’animaux et d’insectes, on y retrouve surtout des images macroscopiques de bulles et de gouttelettes. Ces poches d’air et de liquides plus ou moins visqueux y forment des cercles parfaits, des lignes courbes, et se transforment parfois en chaînettes de perles ou en écume instable, refusant de se cristalliser dans une forme solide. Comme si ces cellules proliférantes étaient capturées brièvement dans leur reproduction exponentielle. Figées par la photographie et contraintes par le cadre, elles apparaissent comme ensevelies dans un reliquaire, exposées dans une vitrine ou sur la lame d’un microscope : pour le dire autrement, entièrement offertes à un examen attentif.

Les innombrables cadres de l’exposition – qu’ils soient opulents, sobres ou élégants – indiquent tous le passage entre une représentation artificielle et le monde réel. Certains correspondent au registre des images qu’ils contiennent, d’autres reflètent l’espace qui les entoure, faisant écho aux travaux antérieurs d’Hélène Fauquet (des dômes en verre scintillants ou des images de vitraux victoriens semi-transparents). L’abondance des représentations et leurs correspondances empêchent ici toute perspective d’ensemble puisqu’aucun système de classement (muséal, scientifique, religieux, bureaucratique ou sentimental) ne semble être en mesure d’organiser de manière cohérente tous les éléments de l’exposition. S’appuyant sur des méthodes de classement de connaissances et d’informations visuelles, Fauquet les applique les unes aux autres, exposant leurs logiques et leurs contradictions. La grille, invoquée comme forme et structure institutionnelle, est ainsi rendue inopérante simultanément. Si le placement des tables de l’exposition semble répondre au grillage marqué au sol, leur disposition en quinconce les désaxe de la perspective principale de la pièce. De la même manière, la composition des cadres, qui semble au premier abord être totalement intuitive, est loin d’être arbitraire. Le cadre dans lequel des mouches grandeur nature semblent se précipiter vers l’extérieur est ainsi placé sur la même table que l’image de Phenomena où une femme passe à travers une fenêtre brisée. Les deux photographies mettent en scène une frontière entre l’intérieur et l’extérieur, et interrogent la relation entre le monde réel et sa représentation, la réalité des images et leur circulation.

Contrairement aux bulles et aux gouttelettes, certaines images n’ont pas été photographiées par l’artiste, mais comme les tables et les cadres, Fauquet les a d’abord sélectionnés puis regroupées attentivement. La plupart proviennent d’un livre d’histoire naturelle (ce qui explique leur patine argentique) : une chrysalide de papillon, qui est parfois utilisée pour représenter la métamorphose et la psyché (en grec ancien, papillon signifie psyché) ; mais aussi un lézard, un singe mandrill et plusieurs autres insectes. Un nautile également, ce céphalopode sous-marin qui fut longtemps un objet de collection très prisé des cabinets de curiosités. La section transversale de sa coquille a justement la forme d’une spirale logarithmique, une figure mathématique omniprésente aujourd’hui. L’approche de Fauquet, tout comme certains titres d’œuvres (lifeworld ou Mechanica), renvoie à des modèles historiques d’explication du monde. En revanche, d’autres comme Delicate and sensitive semblent plus descriptifs. En réalité, cette suite d’adjectifs est empruntée à une publicité de crèmes cosmétiques. Comme Sensoria, ils font peut-être écho à une forme d’hypersensibilité au monde extérieur. Retrouvons donc Dario Argento, qui réalisait en 1996 Le Syndrome de Stendhal, un film dont le titre évoquait justement un état psychologique de surstimulation culturel, se manifestant par des crises de panique pouvant parfois conduire à des formes de délires et une crainte de la dissolution du moi.

L’exposition de Glarus observe, mais à distance. Elle préconise une navigation libre entre la fixation et le lâcher-prise, faisant émerger un certain humour. Flash of the Blade est une chanson sanglante du groupe de heavy metal Iron Maiden qu’on retrouve sur la bande originale du film de 1985. Elle donne également son titre à une œuvre de l’exposition. Une goutte d’un rouge profond y apparaît tranchée en deux, évoquant immanquablement la célèbre scène de l’œil du Chien Andalou de Luis Buñuel et Salvador Dali. Quoi que si l’on se fie à la technique de prise vue, il pourrait tout aussi bien s’agir ici de jus de framboise. Après tout, les objectifs macroscopiques sont souvent utilisés pour les photographies culinaires.

L’exposition d’Hélène Fauquet se réfère à un film qui faisait lui-même référence à une exposition, Phänomena, qui connut en 1984 un succès exceptionnel sur les rives du lac de Zürichhorn, promettant aux spectateurs d’éclaircir tous les mystères de l’univers. Argento revendiqua cette influence en distribuant son film en Europe sous le même nom (il fut rebaptisé Creepers aux États-Unis). Le nombre extraordinaire de visiteurs sur la promenade du lac témoignait alors de combien le public désirait un grand récit cosmologique qui colmate les fractures, les lacunes et les incohérences. Le « Phenomena » de Glarus propose tout le contraire à ses visiteurs. Il s’agit d’une exposition sur l’acte même d’exposer, qui cherche à élargir les interstices plutôt qu’à les colmater. Elle est à l’origine d’une spirale d’enchaînements et de connexions possibles, s’ouvrant constamment à de nouveaux horizons avant que les éléments qui la composent ne se figent en motifs ornementaux. Ce phénomène-là ne cherche pas à expliquer. Il offre simplement des instruments de navigation.

Traduit de l’allemand par Baptiste Pinteaux

  1. [1]  « Jennifer a plusieurs millions d’amis sur lesquels elle peut compter. Elle aura besoin de l’aide de tous. »