Sur le film Two A.M. de Loretta Fahrenholz au Museum Fridericianum, Cassel
Il est inévitable que le portrait d’une communauté soit aussi sa trahison. Aucun tableau, aucun film ni aucun enregistrement de douze heures d’une jam session prolongée ne peuvent saisir la familiarité d’un bavardage entre amis, la dureté de l’exclusion, l’adhésion à un règlement pour le principe et l’excitation de ne pas vouloir s’y soumettre. Mais quand « communauté » devient un terme ordurier, une formule de start-up qui met entre parenthèses l’autolégitimation de progressistes nostalgiques et le protectionnisme des «cuckservatives[1]», les outils développés par des cinéastes tels que Frederick Wiseman deviennent tout simplement inadaptés, pas tant en raison du degré d’attention qu’ils demandent, mais simplement parce que ladite communauté pourrait bien ne plus exister.
L’extension d’une politique fasciste est avant tout technologique. Quelque part entre un tir nourri de tweets, la nécessité de répéter ses convictions politiques à tout le monde comme un mantra, se réveiller avec les cocktails écœurants des briefings d’agence de presse, des mails de demande de participation aux discussions et passer des heures à lire des textboards politiques sur le forum de 4chan, l’ensemble de l’entreprise devient fondamentalement compromis et aussi délirant que le moment lui-même. Les tests de stress résultant en revendications vaguement formulées d’acceptation, de tolérance et de compassion venues des géants de la technologie autant que des usagers, vous ne mordez pas vraiment à l’hameçon, vous êtes encore une fois renvoyés à vous-mêmes, à la solitude de l’individu et à l’autoréflexivité qu’on attend tellement de lui, afin d’exister dans le XXIe siècle qui vous consumera.
Les films de la cinéaste allemande Loretta Fahrenholz se situent entre l’observation à divers degrés d’une communauté et les conventions filmiques rebattues. Elle a souvent utilisé une sorte de supercherie, une illusion d’optique qui semble classer le film dans un certain genre alors qu’en réalité il parle de tout autre chose. Fahrenholz a filmé du porno fait maison sur des familles recomposées (My Throat My Air), des blockbusters d’été dystopiques sur l’autoreprésentation d’un groupe de danseurs noirs (Ditch Plains) et des films de cinéma vérité sur un collectif d’artistes qui refuse de parler (Grand Openings). On dirait qu’elle privilégie les ruptures dans l’image et l’autorité d’auteur qui arrivent avec le postulat qu’un film est quelque chose qui doit être habité, quelque chose qui doit être débattu à fond par ses participants, plutôt qu’une image cohérente. Pourtant, la rupture ne prend pas ici la forme d’outils stylistiques du cinéma expérimental ou du cinéma d’auteur, mais celle qu’elle détecte dans la structure même du sujet.
La réalisation de films dans l’art se lit comme un tracé de relations, un caméo sans fin d’une histoire de l’art en devenir, et celle-ci est toujours restée à côté d’elle-même, parce que ce n’est pas vraiment une option que d’occuper le centre dans les gros budgets et les rôles assignés. Si des textes comme le Post-Cinematic Affect de Steven Shaviro sont capables de tracer la mutation du grand écran autoréflexif en quelque chose dont la logique structurelle imite le labyrinthe de miroirs cauchemardesques du néolibéralisme, laissant les acteurs avec des personnalités multiples, ils ne peuvent saisir la précarité d’être aussi d’y être aussi toujours soi.
De façon appropriée, la matrice du nouveau film de Fahrenholz, Two A.M., est le roman Après minuit, de la it-Girl des années 1930 en Allemagne, Irmgard Keun, tout particulièrement en exil dans ladite communauté. Avec la fausse naïveté d’une jeune fille de 19 ans, Sanna décrit une bande de jeunes bohèmes résistants et débraillés, leurs conflits inter-maritaux et personnels, leurs contradictions et finalement le déclin de leurs idéaux, consumés par le fascisme en Allemagne. Mais si la menace, la peur et le pouvoir (Macht) dans l’Allemagne nazie restaient dans les espaces sécurisés des symboles et de la suspicion envers ses voisins, ils sont maintenant dilués dans des outils comme la surveillance, sponsorisés par l’Etat, et et l’autosurveillance des sujets toujours vendeurs. La suspicion devient, même, une meilleure amie que vos amis.
Fahrenholz procède à une séparation en deux : un casting de vrais acteurs par le biais d’agences, qui sont capables d’assurer la performance demandée par un film indépendant, et des amis choisis dans son cercle, réalisant ainsi une sorte d’ « étude de milieu » (Millieustudie). (L’acteur qui peut faire exception, hilarant tout du long, est Jim Fletcher, appartenant aux deux catégories précitées, mais, ensuite, bon, il se tue.)
Le récit Après minuit d’Irmgard Keun se déroule sur deux jours, condensant une plus grande mutation de conscience en une succession de promenades, de conversations dans les appartements, avec une apparition d’Hitler et une fête. Le film de Fahrenholz Two A.M., combinant sans heurts dans l’instant la patte d’une créatrice et le charme d’une super production d’évasion de style fantasy, semble d’une certaine façon se tenir hors du temps. Partagé au montage entre des scènes ésotériques étranges impliquant la famille des spectateurs – une surveillance personnifiée – et la vie sociale intense du cercle de Sanna (Theodora Davies), le film est plus un hologramme onirique qu’un récit fluide, aussi étrange que l’époque actuelle.
Ce n’est pas la première fois que Fahrenholz travaille avec une imagerie qui combine le fantastique avec le banal. Dans ses photos sur Mylar (en collaboration avec Rebecca Johnson), prises avec un appareil 3D dans des cliniques psychiatriques et des fermes biologiques, les particularités architecturales sont confrontées aux architectures des idéologies et des croyances de leurs habitants, ce qui donne des images d’un monde où le temps est compressé et qui est habité par des fantômes et qui est vidé de toute émotion. L’esthétique de Fahrenholz fait partie des entre-deux, des négociations, des compromis, ses films ayant habituellement une durée de 30 à 40 minutes, quelque part entre un court et un long métrage. Donc encore une fois, qu’est-ce que la réalisation d’un film si ce n’est pas une temporalité faite de compromis ?
Quoi qu’il en soit, le film et la plupart de ses personnages semblent être plus concernés par la préparation d’une fête.
Tout est emmêlé, on snife de la cocaïne sur des corps empilés inondés de lumières colorées et à l’apogée de tout ça, Hedi (Jim Fletcher) se lance dans un grand monologue sur l’inflation du langage et se fait sauter la cervelle. Une performance musicale envoutante d’Algin (Emily Sunblad), une chanteuse qui clame avoir eu son heure de gloire, vide la pièce et Sanna s’enfuit dans la nuit, (avec son petit ami Frantz qui a passé son temps à la chercher tout au long du film). Le cinéaste français Olivier Assayas, lui-même auteur de nombreuses scènes de fête (L’eau froide, Irma Vep, Fin août, début septembre) a parlé de ce moment où comme quelque chose qui transcende le calendrier de la réalisation, en tant où comme quelque chose qui transcende le calendrier de la réalisation, en tant qu’expérience aussi bien pour le réalisateur, l’équipe, les producteurs et les acteurs, expérience qui n’est réassemblée que plus tard pour s’ajuster au format d’un film, mais qui sinon constitue un événement particulier. Mais, alors que les adolescents d’Assayas se caractérisent souvent par l’absence de toute autoréflexion, les protagonistes de Two A M. semblent en avoir trop, et être conscients de leur propre image comme une image médiatisée. Fahrenholz est capable de lancer une fête comme un film, elle invite un groupe d’amis comme acteurs, elle fait transcender l’horizon du récit à ses personnages et d’une certaine façon elle transforme la chose entière en un portrait des conditions sociales dans lesquelles les récits se forment.
Dans une scène du début, on voit Algin (Sunblad) se masturber dans son lit. Si la scène se réfère à son mariage malheureux avec un Lisko manifestement gay (Emile Clarke), je ne peux pas m’empêcher de penser que la scène essaie aussi de nous communiquer autre chose. Dans Elle de Verhoeven, Isabelle Huppert se masturbe sur l’image de la vie fantasmée hétéro-normative de son violeur, et dans le dernier film d’Assayas, Personal Shopper, Kristen Stewart se donne du plaisir sur le lit de son employeuse abusive, dans les vêtements qu’elle vient de lui acheter.
Etant donné que l’agression et le plaisir résultant de cette relation tendue avec le pouvoir ont des formes différenciées dans ce film, je m’interroge sur Two A.M. et j’aime la manière dont les films de Fahrenholz me gifflent au visage me rappelant qu’être opprimé pourrait être une position avec un potentiel de plaisir ou possiblement même d’empowerment ?
Est-ce que l’oppression dans Two A.M. est dispersée sur des fantômes menaçants et des technologies ou encore, dans l’autoréflexivité de tous ses participants, un jeu pour joueur solitaire ? Loin de porter un jugement sur ces conditions, Hedi ne pointe pas son arme sur sa tête parce que les conventions sociales s’effondrent, mais en raison du manque de joie de l’étrangeté (queering) de ces conventions. Dans le cuntext[2] du fascisme néo-réactionnaire, le langage et les médias font subir une mutation, de façon perverse, mensongère et délirante, aux valeurs de tous les individus en bonne santé mentale (ou pas ?), mais les sujets s’exposent à la panique et l’angoisse, ce qui transforme tout le monde en salaud moralisateur. C’est là que les politiques sont les plus efficaces et que les médias doivent opérer, avec tout leur potentiel de perversité, de plaisir, et de douleur.
Traduit de l’anglais par Michèle Veubret
- [1] Un « cuckservative » est un « conservateur » auto-déclaré qui va trahir son pays natal, sa culture, et ses intérêt nationaux dans le but de gagner l’approbation de parties qui lui sont hostiles ou indifférentes. ↩
- [2] Cuntext : quand les circonstances rendent possible l’usage de ‘cunt’ (salaud). repris par les tenants des parties alt-right sur les réseaux sociaux. ↩