Sur Marc Kokopeli à la galerie Édouard Montassut, Paris
Marc Kokopeli, Meeting people is easy
Édouard Montassut, Paris
17 octobre – 17 décembre 2022
À l’été 2021 au Bonner Kunstverein et au printemps suivant à Reena Spaulings Fine Art à New York, Marc Kokopeli a exposé une série de plus de soixante sculptures réalisées dans le style du pampertaart – un cadeau que l’on fait aux jeunes parents au Royaume-Uni et en Europe, consistant en un lot de couches de bébé agencées selon des formes reconnaissables, allant du gâteau de mariage à certains bâtiments ou véhicules. Le concept a été popularisé auprès du public américain dans un épisode de Sex and the City diffusé au début des années 2000, lorsque Miranda est enceinte et que Carrie et Samantha commandent en ligne un pampertaart emballé. Les réalisations de Kokopeli portent le genre à un nouveau degré d’absurdité. Les personnalités et les références varient, allant d’un entourage papal à des motos tout-terrain militarisées, en passant par des tracteurs agricoles et des tenues minimalistes signées Calvin Klein. Remplissant l’espace de la galerie et disposées sur des socles bas recouverts de feutre, les sculptures de couches sont aussi déconcertantes par leur variété qu’elles sont plaisantes par la qualité de leur fabrication artisanale et l’attention portée aux détails stylistiques.
L’exposition de Kokopeli à la galerie Édouard Montassut à Paris, qui s’est ouverte en octobre 2022, fait directement suite à ce premier ensemble d’œuvres,l’artiste optant cette fois-ci pour une présentation plus restreinte. Sept albums photos ont été posés sur des socles en thermoplastique blanc laiteux au fond de la galerie. Des gants de coton étaient prévus pour manipuler les albums, et les visiteurs pouvaient mettre des écouteurs Bluetooth blancs ainsi que deux gaines médicales en toile conçues d’après celles qu’Andy Warhol dut porter après avoir reçu des balles dans le ventre.
Cette exposition était l’occasion pour Kokopeli d’explorer les trajectoires neuronales des modèles d’IA conçus pour générer du texte et des images, qui constituaient alors encore un dispositif nouveau et peu familier, puisque n’ayant été rendus disponibles au grand public qu’à la mi-août. L’artiste a demandé au modèle DALL-E de produire « une photo de bébé sur un véhicule tout-terrain fait de couches, à soho », « une photo de bébé sur un gâteau en forme de moto fait de couches, à new york », et autres descriptions similaires, obtenant de cette manière des centaines d’images, ensuite imprimées et collées dans les grands albums photo1. Si l’IA est parvenue à générer des clichés crédibles des trottoirs de SoHo, des rues pavées de TriBeCa, des façades de Chinatown, des échafaudages de New York et des voies de circulation de Times Square,le tout éclairé par la lumière d’un jour ensoleillé ou d’une nuit illuminée, les figures humaines et les véhicules de pampertaart ont l’air bizarrement malléables,leurs textures diaphanes calquées sur la conception informatique de la couche-culotte. Dans ce monde conçu par un système aveugle et probabiliste de données vectorisées, les traits se détachent des formes, et les différents éléments n’obéissent à la gravité que par endroits et de manière imprévisible.
Dans ces images, les bébés au volant de ces véhicules amidonnés sont représentés avec une étrange agentivité, muette mais puissante. Ils errent, seuls ou en meute, certains passent des coups de fil ou sont en route pour le travail, d’autres s’affairent à effectuer des réparations. Le choix de présenter les tirages dans des albums photos soulève la question de la famille, et souligne le fait que ces bébés en couche-culotte ont l’air de se débrouiller tout seuls. L’absence de toute forme de structure familiale ou de garde d’enfants dans les rendus de DALL-E ne semble toutefois pas porteuse d’une quelconque politique de libération, d’une suppression révolutionnaire de la propriété privée ou d’un monde technoféministe dans lequel l’automation libèrerait la femme de toute forme de travail reproductif. Ici, la famille nucléaire est abrogée, comme l’est toute forme visible de relation humaine. Et en arrière-plan, par contraste, la ville néolibérale qui nous est si familière semble, elle, relativement intacte.
Peut-être que l’absence des parents de ces bébés DALL-E fonctionne mieux en tant que métaphore – personnifiant le caractère sans auteur et sans copyright de toute donnée brute générée par l’IA. L’autonomie itinérante des bébés n’est pas sans évoquer le chaos de la concurrence sur le marché libre. Elle capture la vitesse étrange et surprenante avec laquelle les modèles d’IA générative, qui n’en sont qu’à leurs débuts, sont apparus publiquement – leur accélération rapide en termes de portée et de capacité, et leur pouvoir de rendre redondants des corps de métier entiers. Les albums de Kokopeli soulèvent également des questions éthiques concernant ce nouveau type d’images sans auteur et sans impératif moral. Ces images anonymes et insensibles dégagent une certaine cruauté, ce qui contribue à la curiosité qu’elles suscitent. Certaines ont été conçues comme des scènes d’accident (« une photo de bébé perdant le contrôle de sa minimoto faite de couches dans le quartier de soho »), où la collision est évoquée par le biais d’une fragmentation sans effusion de sang. D’autres sont difficiles à regarder en raison des déformations ou des surfaces qui ressemblent à des pansements ; le morphing synthétique qui résulte des efforts mis en uvre par la technologie pour représenter les corps est d’une grande brutalité.
OK Computer de Radiohead, album-journal enregistré pendant une tournée du groupe en 1997, érigé en classique par la génération X en réponse à l’automatisation corporatiste de la vie corporatiste et mondialisée, résonnait dans les écouteurs en guise de bande-son2. Son titre suggère une commande émise à haute voix et adressée à un ordinateur (l’équivalent de nos « Hey Siri » ou « Alexa »). À la fois réconfortants et étouffants, les sons électroniques d’OK Computer inscrivent les images de DALL-E dans la lignée de l’esthétique des crash-test-dummy des années 1990 ou du mannequin de réanimation androïde qui figure sur la couverture de The Bends. En feuilletant les albums photos, la voix de Thom Yorke agissait comme force d’attraction rétrograde nous ramenant aux premiers jours d’Internet, tout en provoquant le sentiment d’être pris dans le sillage de cette nouvelle génération d’intelligence artificielle qui se déploie sous nos yeux, avec l’aliénation sociale et l’accumulation de capital qu’elle laisse présager.
Les fac-similés des gaines abdominales de Warhol étaient de curieux compagnons pour cette séance d’écoute emo. Après la tentative d’assassinat de Valerie Solanas, Warhol fut contraint de porter ces corsets pour faire tenir en place ses organes internes endommagés. Ils incarnent certaines des contradictions à l’œuvre chez Warhol : n’était-il que surface, ou au contraire doté d’une profondeur référentielle et biographique ? Celui qui « voulait être une machine » était bien sûr seulement humain. Le pop art apparaît comme une technologie de transition particulièrement analogue et rudimentaire face à l’IA et à la capacité de celle-ci à faire surgir de nouvelles images à partir de vastes ensembles d’apprentissage préexistants. On pourrait spéculer sur ce que Warhol aurait fait des moteurs d’appropriation de l’IA, penser à comment ceux-ci métabolisent nos personnes et les contenus que nous produisons en temps réel au fur et à mesure que nous les utilisons – question avec laquelle l’exposition de Kokopeli jouait sans aucun doute. Mais bien que l’assimilation de décennies de production culturelle – celles de Warhol, de Thom Yorke et de Kokopeli incluses – par l’omniscience algorithmique ait été invoquée ici, l’enjeu de l’exposition a été de conserver ce geste de distance critique qui est le propre de la création artistique. DALL-E y a été, en fin de compte, positionné comme un objet d’étude, un objet que les artistes peuvent explorer pour en relever les vulnérabilités et les failles qui prêtent à sourire, plutôt qu’un objet d’émerveillement auquel ils sont désormais soumis. Reste à voir quels aspects de cette approche nous inspireront le plus de nostalgie dans un avenir proche.
La gaine médicale et la couche-culotte sont toutes deux des prothèses qui visent à contenir les fluides qui s’écoulent de nos corps et notre absence de maîtrise sur eux, et, en cela, sont des accessoires poignants qui nous renvoient vers le contexte des débats actuels et des nouvelles frontières qui se dessinent entre l’humain et la machine. Et puis il y a le pampertaart, ce cadeau sublimatoire offert aux futurs parents, fait de couches-culottes rembourrées et orné de noeuds ; un phénomène si pitoyablement humain que la machine qui parviendrait à le comprendre saisirait enfin quelque chose de ce que c’est que d’être en vie.