Sur Sismographie des luttes. Vers une histoire globale des revues critiques et culturelles à l’INHA, Paris
Sur l’exposition Sismographie des luttes. Vers une histoire globale des revues
Commissaire d’exposition : Zahia Rahmani
INHA, Paris, 10 novembre 2017 – 20 janvier 2018
Avant d’être une exposition-dispositif, Sismographie des luttes témoigne d’un projet de recherche ambitieux, inauguré en 2015, sur l’histoire globale et postcoloniale des revues critiques du XVIIIe siècle à la fin du XXe siècle, à l’initiative de celle qui dirige le programme Mondialisation de l’Institut national d’histoire de l’art. On doit à Zahia Rahmani des colloques pionniers du champ universitaire francophone, comme le colloque Édouard Glissant (INHA, 2007), et plus récemment l’exposition Made in Algeria. Généalogies d’un territoire (Mucem, 2016), un voyage chirurgical à travers la fabrique coloniale française du territoire algérien, grâce au dispositif de la carte géographique et militaire. Aguerrie par ces projets qui tranchent avec l’académisme médiatique ou universitaire, Zahia Rahmani renouvelle avec les équipes de l’INHA les cadres épistémologiques d’une discipline en mal de diversité culturelle, de métissage linguistique et de message politique. C’est ainsi qu’elle prend également l’initiative de fédérer le GAP (Global Art Prospective), un groupe de chercheurs dont les terrains d’investigation font dialoguer l’Afrique et l’Amérique latine, la Chine et l’Asie de l’Ouest et du Sud, la Méditerranée mais aussi l’océan Indien et la mer Caspienne (Devika Singh, Mica Gherghescu, Estelle Laborie, Lotte Arndt, Annabela Tournon, Émilie Goudal, Marie-Laure Allain Bonilla, et moi-même).
Basée sur un travail collectif de recension et d’archivage des revues critiques, la présentation audiovisuelle de Sismographie des luttes nous fait entrer dans une histoire de la modernité élargie à l’antiesclavagisme d’Haïti, au communisme de Téhéran, à la négritude de Londres ou à l’anarchisme d’Alger. Et c’est là la contribution remarquable de Zahia Rahmani que d’en avoir trouvé la forme la plus aboutie et « publique » avec ce diaporama transversal où un océan d’écrits, de signes graphiques et de fragments de subversion culturelle se trouvent réunis, rassemblés
« comme par magie ». D’ailleurs,rarement un diaporama d’archives numérisées aura autant donné l’impression que de l’encre coule encore de ces documents (la question se pose déjà des utilisations futures de cette ressource exceptionnelle, en ligne, pour tous les champs des sciences sociales et de l’histoire globale). Un triple diaporama qui en réalité se déroule sur cette chronologie à la longue vue, remontant jusqu’à 1817 et L’Abeille haytienne, la trace la plus ancienne de cet « exercice éminemment moderne qu’est la revue critique[1] » – ce qui mêle au passage intimement l’oppresseur français à cette histoire des mouvements d’émancipation à travers les revues et autres « samizdats ».
Mais, loin d’opérer à la manière d’une chronologie unilatérale et inerte, le système de triple diaporama, en projetant sur un même plan des revues qui s’allument comme des feux de signalisation la même année à Madagascar,au Cambodge et en Égypte, spatialise la temporalité historique telle une cartographie des points de cristallisation ; une sismographie des luttes. En mêlant fluidité du dispositif et discontinuité des généalogies intellectuelles, Zahia Rahmani revendique des affinités théoriques (Édouard Glissant) autant qu’artistiques (Lothar Baumgarten). La collaboration avec Thierry Crombet, pour le montage de ce diaporama tout en subtilité
« mécanique » qui prévaut donc à cette chronologie ouverte et multifocale, mais aussi pour la bande-son atmosphérique qui l’accompagne, achève de suggérer ces compagnonnages et affinités. D’ailleurs, l’une des vertus les plus évidentes du dispositif et de son mode de lisibilité dynamique est qu’il s’ouvre à toutes les grilles de lecture possibles, y compis celles qui cherchent à faire tomber les masques, les grilles « décoloniales », où la subversion se joue encore à l’instant où, en 2018, nous regardons ce diaporama. Élisabeth Lebovici note ainsi, à propos du diaporama, dans un billet éclairant publié sur son blog : « Les femmes sont très présentes, comme Zitkala-Ša, comme Doria Shafik, fondatrice du syndicat des Filles du Nil en 1948 et de deux revues en français et en arabe (qui furent bannies à la fin des années 1950), ou comme Paulette Nardal, son salon de Clamart, sa Revue du monde noir… Ces trois écrans sont accompagnés, ou plutôt baignés d’une bande-son fabriquée par Jean-Jacques Palix, mêlant les voix de Sékou Touré, Patrice Lumumba, Malcolm X, Miriam Makeba, Nina Simone, Kateb Yacine[2]… »
On est frappé par le caractère musical de cette chaîne de signes que d’aucuns verront en pleine
« créolisation » dans un ciel d’étoiles oubliées et renaissantes : artistes, rédacteurs en chef, intellectuels, résistants à travers les citations et les extraits de manifestes qui complètent le multidiaporama. La musicalité d’une nomenclature déliée par effets de décentrement géographique et de révélation cartographique : ABA. A Journal of Affairs of Black Artists (1971), États-Unis ; Aboriginal or Flinders Island Chronicle (1836-1838), Tasmanie, Aborigène ; Actual. Hoja de Vanguardia (1921-1922), Mexique ; Ad-Diya (Illumination, 1898), Égypte ; Aryadarshan (L’Opinion du noble, 1874-1885), Inde ; Asé pléré an nou lité (Assez de pleurs, luttons, 1981-), Martinique ; Capricorne (1930-1931), Madagascar ; Dîcle-Firat (Le Tigre et l’Euphrate, 1962-1963), Turquie, Kurdistan ; Kambuja Suriya (Le Soleil cambodgien, 1926-1927), Cambodge; Revista de antropofagia (1928-1929), Brésil ; La Nation arabe (1930-1938), Suisse, diaspora syro-palestinienne, etc.
Les mouvements de solidarité et les identités singulières semblent se démultiplier pour mieux prendre à revers l’idée fondatrice d’une histoire universelle au coeur de l’idéologie des Lumières. Bien au contraire, à la manière d’une grammaire de la subversion culturelle qui se constitue dans le temps réel du défilement des documents, et où chaque partition existe par sa singularité propre, on procède à une « dénaturalisation » de l’histoire de l’art, à commencer par ses archives, ses bibliothèques, ses corpus documentaires, ses concepts esthétiques… ses protagonistes, tout simplement. Ce tournant, non pas géographique mais avant tout post-nationaliste d’une histoire de l’art globale, Zahia Rahmani en a imaginé et en imaginera encore les divers dispositifs, et le travail du groupe GAP et Sismographie des luttes n’en sont que des escales. Celles d’un monde en train de se définir, où des archipels d’activités artistiques et intellectuelles entrent de plus en plus en interaction, se détachent du modèle de l’État-nation et des Empires coloniaux, se rêvent encore au lendemain de la chute des deux Blocs comme des tiers-mondes, des pays non alignés et des forces anticoloniales.
Or le territoire polymorphe et sismographique des revues critiques échappe par essence à tout réductionnisme idéologique, bien que ces revues soient toujours caractérisées par la même volonté de « donner la parole » et de « rendre public » – fût-ce dans un réseau interlope, clandestin. La recherche (présidant à l’installation) a permis de révéler un constat édifiant : les contrediscours peuvent en réalité s’immiscer dans des revues coloniales autant que dans des revues anticoloniales, et dans des revues de parti comme dans des revues « émancipées ». Il faut par conséquent savoir débusquer une certaine mixité des paroles officielles et officieuses, des prises de position partisanes et des cris poétiques de l’individu écrivant pour mieux saisir les fractures politiques et les combats qui traversent bon nombre de ces revues. Le rôle du communisme et du marxisme, ou plutôt leurs multiples visages à travers le monde, de l’Inde au Soudan en passant par le Maghreb, reste un bon exemple de ces fractures (mais on pourrait également étudier la manière dont le surréalisme a diffusé mondialement une certaine esthétique avec sans doute une part de malentendu et autant d’allégeance que de contradiction). On peut observer ces houleuses définitions de l’engagement et de la parole critique, ou plus généralement de l’« art engagé » à travers le rôle joué par les revues dans le nationalisme arabe et les réseaux panarabes. C’est-à-dire à travers des revues comme Souffles, au Maroc (années 1960-1970), ou celles nées de l’effervescence d’une capitale panarabe comme Beyrouth, avec les revues concomitantes que sont Shi’ir (années 1950-1960) et Hiwar (années 1960), auxquelles contribuent des intellectuels aussi bien libanais, irakiens que palestiniens, et où les poèmes de Badr Shakir al-Sayyab, l’inspirateur de la prose libre en langue arabe, côtoient les traductions en arabe des poèmes de T.S. Eliot (en témoigne la magnifique présentationde Rasha Salti de la revue Hiwar lors du colloque organisé en parallèle à l’exposition). Autant de revues dont les membres ou les groupes d’idées ont dû parfois se désunir ou se réprouver pour des questions d’orthodoxie quant à un certain discours marxiste. Sur ce point, le diaporama nous autorise même à remonter jusque dans les années 1920-1940, avec la revue d’avant-garde new yorkaise New Masses, où ces ruptures internes et ces réorientations idéologiques furent déterminantes. Citons encore, par plaisir de la pérégrination dans ce voyage immobile qui nous est offert, la revue iranienne Coq combattant (années 1950). Elle s’inscrit d’abord dans le mouvement de fond qui soutiendra le projet de nationalisation du pétrole, auquel s’opposeront les États-Unis par le coup d’État de 1953 contre Mohammad Mossadegh. Mais elle s’inscrit aussi en ferme opposition à un art d’inspiration communiste téléguidé par le parti (qui en Iran s’appelait le parti du Peuple, Hezbe Tudeh), et en définitive au style du réalisme socialiste. Ce, paradoxalement, avec la très grande influence du communisme sur la classe intellectuelle iranienne (en Iran, à propos du parti communiste on a coutume de dire : « Tout le monde y est entré et tout le monde en est sorti »). À travers ce tropisme hétérodoxe, les membres du Coq combattant cultivaient-ils la notion d’« intellectuel inorganique », au sens de Gramsci : « un lettré sans attaches qui n’éprouve ni loyauté envers la classe bourgeoise dont il est issu, ni réelle disposition idéologique pour la classe ouvrière » ? C’est sans doute dans l’articulation subtile et complexe de toutes ces voix contradictoires, d’une classe intellectuelle déshéritée à des formes d’aristocratie anti-impérialiste, entre cosmopolitisme, antiracisme et anticolonialisme que l’on peut retracer les sillons grésillants d’une sismographie des luttes.
Et en rechercher aujourd’hui l’opérativité ou l’actualité, à travers plus de quatre cents de ces revues sauvées des notes de bas de page de l’histoire (le nombre de revues recensées étant bien plus élevé que le nombre de revues présentées ici). Suivons donc le programme : « Il faut aujourd’hui, à l’ère du tout numérique, en restituer l’apport et mettre en perspective sa fonction formelle, critique, esthétique et politique à l’échelle mondiale [3]. »
- [1] www.inha.fr/fr/agenda/parcourir-par-annee/en-2017/novembre-2017/sismographie-des-luttesvers-une-histoire-globale-des-revues-critiques-et-culturelles.html. ↩
- [2] www.le-beau-vice.blogspot.fr/2018/01/repenser-la-modernite-occidentale-par.html?view=sidebar. ↩
- [3] www.inha.fr/fr/agenda/parcourir-par-annee/en-2017/novembre-2017/sismographie-des-luttesvers-une-histoire-globale-des-revues-critiques-et-culturelles.html ↩